La mort d'Hermès
Àla mi-juillet, avant de m'envoler pour de petites vacances à Rome, j'ai fait un crochet par la librairie Hermès à Outremont, histoire de sonder la propriétaire Élisabeth Marchaudon. «Vous n'auriez pas un nouvel auteur romain à me conseiller, par hasard?»
C'est que ça m'amuse, avant chaque voyage, de dégoter des écrivains du pays à visiter, pour faire le plein de romans collés aux décors traversés. Le chemin de ma récolte littéraire passe par la petite librairie L'Écume des jours, rue Saint-Viateur, ou par Hermès. Il y a bien aussi un détour par Renaud-Bray, mais au supermarché du livre, ma requête se heurte au mur de l'anonymat. Vive les petits commerces dotés d'une âme, d'une patience, d'une écoute et d'un je-ne-sais-quoi. Allez vendre des livres comme on vend des chaussures...Avec son âme et son écoute, Élisabeth Marchaudon de chez Hermès n'avait pourtant pas de nouvel auteur, romain ou autre, à me conseiller en ce beau début d'été. Pour tout dire, les rayonnages de sa librairie, soudain «chenus», avaient l'air d'émerger d'une coupe à blanc. Elle songeait à fermer boutique. Et de m'évoquer des motifs d'ordre privé: la dépression, l'alcool, l'anorexie, la fatigue de l'âge (61 ans). D'autres facteurs plus commerciaux: la concurrence des grandes surfaces entrant dans le flanc de son petit magasin de volumes rue Laurier, ni informatisé, ni modernisé, ni regorgeant d'objets dérivés, inadapté à notre monde en mutation. Entendons-nous là-dessus: notre monde en mutation tue parfois allègrement un certain art de vivre.
À mon retour de Rome, début août, la chaise d'Élisabeth Marchaudon trônait dans le même local, mais celui-ci était nu comme un ver, sans livres, sans étagères, sans rien. La dame tenait salon après la débâcle, en plein vide, recevant d'anciens habitués débordant de sympathie et d'accolades, les yeux humides, l'air embarrassé. Pour Hermès, c'était fini.
La propriétaire du céans n'avait pas encore établi les modalités du naufrage. Faillite ou règlement à l'amiable avec les créanciers? On verra... On verra... bien. Pour elle, le drame était ailleurs: 22 années passées à conseiller les clients, à accueillir tout un chacun, à organiser des rencontres d'écrivains se résumaient soudain au décor en berne d'un commerce déserté. On prend le deuil pour moins que ça.
Pouvait-on parler de commerce, au fait? Plutôt de passion, de plongeon, de livres dévorés avant d'être conseillés, d'auteurs fétiches, de critiques lues, commentées, d'amitiés tissées avec ceux qui lisent, avec ceux qui écrivent. Vocation, donc.
Élisabeth Marchaudon le savait depuis l'enfance, dans sa France natale, qu'elle l'aurait un jour, son espace à elle peuplé de mots imprimés, hanté çà et là par la faune étrange des écrivains. À Strasbourg, en 1962, dans les locaux de la librairie La Mésange qui l'employait, Élisabeth a rencontré Louis Aragon, André Maurois. Arrivée au Québec en 1967, de librairie en librairie elle a parcouru tout le réseau, atterrissant chez Hermès en 1980, achetant le commerce des mains d'Edmond Bray, le comparse de Pierre Renaud. Enfin chez elle!
Depuis 22 ans, les rencontres d'écrivains se sont succédé rue Laurier: Françoise Dolto, Michel Tremblay, Anne Hébert, Margaret Atwood, Gilles Vigneault, et bien d'autres. Elle s'est entourée de ce qu'elle aimait, Élisabeth Marchaudon: de livres et de gens. Et elle les aime encore assez pour espérer dégoter un nouvel emploi de libraire, voire même chez Renaud-Bray, le gros qui fait de l'ombre aux petits. Oui, les temps ont bien changé. Dommage!
Quand tombe une institution, on évoque d'un ton funèbre la fin d'une époque. Particulièrement aujourd'hui, alors que la chute d'Hermès survient en même temps que celle de la librairie L'Androgyne, spécialisée en littérature gaie, rue Amherst. Pour cette dernière aussi, la concurrence des grandes chaînes fut fatale. Surtout depuis que Renaud-Bray a développé un important rayon consacré aux questions homosexuelles, coulant la raison d'être du petit commerce.
D'autres, bien sûr, gardent le fort. À la Librairie du square, au carré Saint-Louis, Françoise Careil tient bon, avec une clientèle en grande partie jeune et étudiante. À son avis, le jour où les petites librairies s'écrouleront, la littérature prendra un coup fatal. Car, estime-t-elle, alors que les Renaud-Bray misent sur leurs coups de coeur (en grande partie basés sur des considérations commerciales), les petites surfaces, moins esclaves des dernières parutions, carburent à l'amour de la littérature et le propagent, sèment à tous les vents, comme la dame du Larousse.
Roger Chénier, de la librairie L'Écume des jours, dans le Mile-End, croit en un futur possible pour les petites maisons de livres. La sienne n'a ouvert ses portes qu'il y a trois ans, à contre-courant des mégacommerces, et les ventes sont en progression. Il y a de l'espoir. Mais ceux qui veulent s'enrichir devront regarder ailleurs. En ces subtiles matières, parlons plutôt d'apostolat, d'amour de la littérature. Or on en a besoin, de cet amour-là, nous, les amis des livres surgissant avec nos requêtes un peu floues: «Vous n'auriez pas un auteur romain, par hasard?»
Il y a quinze ans, Élisabeth Marchaudon lançait à la ronde: «Adoptez une petite librairie avant qu'elle ne meure.» Cette phrase-là, elle la redit aujourd'hui, après le trépas d'Hermès, car son métier est à ses yeux le plus beau du monde. Elle m'en convainc d'ailleurs et je l'écoute en pensant avoir sans doute raté ma vocation. Libraire... Et pourquoi pas libraire?
otremblay@ledevoir.ca