Un futur viable

Alors que le monde entier suit les développements tragiques de l’invasion russe en Ukraine, l’ombre d’une autre catastrophe, une catastrophe destinée à aggraver toutes les autres, s’est ajoutée au tableau lundi, sous la forme d’un nouveau rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).

On se souvient de la « fuite », l’été dernier, de l’ébauche du premier volet des rapports s’inscrivant dans le présent cycle d’évaluation réalisé par le GIEC. Ce premier rapport, destiné à faire la synthèse des données disponibles sur le réchauffement climatique, était un véritable répertoire de la dévastation.

Les prévisions formulées laissaient entrevoir un réchauffement catastrophique d’ici vingt ans, ainsi qu’un possible scénario de réchauffement qui pourrait atteindre 4,4 degrés entre 2081 et 2100. De plus, les engagements actuels des États en matière de réduction des GES, indiquait-on, nous acheminent vers un réchauffement de 2,7 degrés. Le diagnostic était sombre et implacable : la vie sur cette planète saura s’adapter aux changements climatiques, mêmes majeurs, en recréant des écosystèmes et de nouvelles espèces. L’humanité, en revanche, n’y survivra pas.

Les portraits glauques, en matière d’environnement, n’ont pas bonne presse. Aussitôt dressés, ils sont rangés dans la catégorie des excès de langage. C’est qu’il ne faut pas, apparemment, verser dans ce que l’on appelle bêtement « le catastrophisme ». Au contraire, il faut faire preuve de mesure, il faut garder la tête froide, il faut savoir ordonner les priorités. Rien ne sert de paniquer, franchissons un petit pas à la fois. C’est le mot d’ordre.

Je ne compte plus les fois où on m’a servi un roulement d’yeux lorsque je souligne le caractère incongru (pour ne pas dire futile) de certaines idées ou décisions politiques prises alors que l’on se trouve grosso modo à un siècle de l’extinction de la vie humaine sur terre. « On ne va quand même pas tout ramener à ça », me fait-on comprendre. Ah bon ?

Il s’agit du seul domaine où la bonne société du centre et de la modération ne rappelle pas sans cesse l’importance de s’en remettre à l’objectivité scientifique et d’agir sur la foi des données, juste des données, et surtout pas de l’idéologie. Les données sont là et elles sont claires. Non seulement elles sont claires, mais elles sont présentées suivant tous les usages de la respectabilité néolibérale. Un communiqué et une conférence de presse bien comme il faut, une belle infographie, une main tendue vers les organisations transnationales et « les décideurs ». Rien n’y fait. L’élan vertueux, l’impératif d’agir avec la tête froide, s’arrête toujours là où ça compte. On préfère la mystification.

Tout cela pour dire qu’un nouveau rapport du GIEC a été dévoilé lundi. Cette fois, on braque le projecteur sur « les impacts » ainsi que « la vulnérabilité et l’adaptation » de l’humanité face aux changements climatiques. On y apprend — sans l’apprendre, car on le sait — que le monde n’est pas prêt à réaliser les changements majeurs qui s’imposent dès maintenant. Une nouvelle image frappante résume l’état des lieux : la fenêtre se referme sur la possibilité même d’un « futur viable » pour l’humanité. Des impacts « irréversibles » se font déjà sentir, note-t-on.

En plus d’ajouter une nouvelle couche d’urgence — et à raison —, ce rapport étaye la cruelle réalité des injustices climatiques : ce sont les populations les plus durement affectées par les perturbations climatiques qui sont actuellement les moins bien outillées pour s’y adapter. Dans les régions du monde où les individus ont le moins contribué aux émissions de GES, le manque d’accès à l’eau, l’insécurité alimentaire, les déplacements forcés par la destruction des milieux de vie, la prolifération des maladies infectieuses s’intensifient plus rapidement que dans les sociétés du Nord. Et on dispose de moins de ressources pour accompagner les populations. Pour une vaste proportion de l’humanité, la fenêtre du « futur viable » s’est déjà refermée.

Lorsque les experts du GIEC mentionnent l’insuffisance dramatique des mesures prises pour freiner les émissions de GES et déployer les ressources servant à l’adaptation aux perturbations déjà ressenties, ils sont accueillis sur un ton affable par ceux qui portent la responsabilité d’agir. La réaction du ministre fédéral de l’Environnement, Steven Guilbeault, au rapport du GIEC était d’ailleurs surréaliste cette semaine. « Ce rapport du GIEC expose ce que le monde entier sait déjà : tous les pays doivent prendre des mesures audacieuses pour atténuer les changements climatiques et s’y adapter », et le Canada, concluait-il, doit « demeurer » un chef de file en la matière.

Nous savons donc à quel point la situation est dramatique. Nous savons aussi très bien à qui nous faisons payer le prix de l’inaction, et nous sommes déterminés à détourner le regard tant et aussi longtemps que les problèmes ne se matérialiseront pas ici, chez nous. Alors, et seulement alors, on reverra peut-être la marche à suivre, et l’arrangement hiérarchique de ce qui mérite d’être sauvé.

Le modèle à suivre, donc, celui des « chefs de file », est basé sur la complaisance, les contradictions et le sacrifice des populations vulnérabilisées. Posé en ces termes, le « futur viable » de la planète n’a jamais semblé aussi sombre.

À voir en vidéo