La leçon d’histoire
Le chimiste italien Primo Levi (1919-1987), envoyé à Auschwitz en 1944, est passé à l’histoire en tant qu’auteur, en 1947, de Si c’est un homme, l’un des plus précis et des plus bouleversants témoignages sur la vie dans les camps de concentration nazis. Il a publié, par la suite, plusieurs ouvrages de genres différents, tous habités par le souci de comprendre ce surgissement du mal absolu dans l’histoire.
Dans la nouvelle éponyme d’Auschwitz, ville tranquille (Albin Michel, 2022, 208 pages), un recueil de textes narratifs pénétrants, entre la nouvelle et l’essai, réunis pour la première fois, Levi redit son obsession de comprendre ceux qu’il appelle les seigneurs du mal. La psychologie de ces monstres de cruauté — Hitler, Staline, Himmler, Goebbels et d’autres — a été étudiée dans des centaines d’ouvrages, note Levi, sans qu’on puisse en tirer des conclusions satisfaisantes.
Dans cette mission, constate l’écrivain, l’approche documentaire montre ses limites parce qu’« elle ne possède presque jamais le pouvoir de nous restituer le fond d’un être humain : c’est l’affaire, plus que de l’historien ou du psychologue, du dramaturge ou du poète ».
La nouvelle de Levi raconte donc une histoire, celle de Mertens, un jeune chimiste allemand qui accepte, dans l’espoir d’un avancement professionnel, d’aller travailler aux usines de caoutchouc Buna d’Auschwitz, en Pologne, dans laquelle bossent de force des milliers de prisonniers juifs, dont Levi. Quand il revient en Allemagne, pour des vacances, pendant la guerre, on lui pose des questions, on lui demande comment ça se passe à Auschwitz, et il ne répond que des banalités.
Plusieurs années plus tard, entendant parler de lui, Levi lui envoie une lettre. « Je lui disais, résume l’écrivain, que si Hitler est venu au pouvoir, s’il a dévasté l’Europe et conduit l’Allemagne à la ruine, c’est parce que beaucoup de bons citoyens allemands se sont comportés comme lui, s’efforçant de ne pas voir et taisant ce qu’ils voyaient. »
C’est précisément de la même lâcheté qu’ont été accusés la vaste majorité des citoyens français de la même époque. À l’été 1940, la Franceest défaite et occupée par l’Allemagne, à l’exception d’une zone dite libre, dirigée depuis Vichy par le gouvernement du maréchal Pétain, enclin à complaire aux Allemands.
Des historiens sérieux, comme l’Américain Robert Paxton, et une foule de films poignants dépeignent les Français de cette époque comme des complices passifs ou des « collaborateurs fonctionnels » avec l’occupant, ce qui expliquerait, notamment, le sort cruel réservé aux juifs de France. En 1995, le président Jacques Chirac, dans un discours historique, reconnaissait la responsabilité de la France dans la persécution et la déportation des juifs du pays.
Spécialiste des génocides, des violences extrêmes et des résistances civiles dans l’Europe nazie, le grand historien français Jacques Semelin, qui est aussi psychologue, conteste cette lecture des événements dans Une énigme française (Albin Michel, 2022, 224 pages), un remarquable essai qui s’impose comme une leçon d’histoire.
L’énigme du titre, soumise à l’historien par la survivante Simone Veil, est la suivante : « Comment se fait-il que tant de juifs ont pu survivre en France malgré le gouvernement de Vichy ? Malgré les nazis ? » Il faut savoir, en effet, que 75 % des juifs de France ont survécu, alors qu’ils n’ont été que 25 % à s’en sortir aux Pays-Bas et 52 % en Belgique.
Semelin, en 2008, se lance dans l’enquête. Son livre principal sur la question, Persécutions et entraides dans la France occupée (Seuil), sera publié en 2013. Dans Une énigme française, il revient surtout sur sa démarche. Chercheur aveugle et ami du Québec, où il est venu enseigner en 2017, Semelin est un homme déterminé et subtil. Il recueille patiemment les témoignages et les données quantitatives. Il évoque son esprit à l’écoute des voix du passé dans un effort de compréhension, son souci d’« écrire l’Histoire sans connaître la fin de l’histoire » en évitant le piège de l’anachronisme et son refus de donner raison à ceux qui, comme le trublion Éric Zemmour, veulent instrumentaliser ce chiffre — 75 % de juifs sauvés en France — pour nourrir un patriotisme d’extrême droite.
Le gouvernement collaborateur de Vichy, insiste Semelin, a mené une politique criminelle. Ce n’est pas lui qui a sauvé les juifs de France. 75 % de ces derniers doivent plutôt leur survie à leur propre débrouillardise, aux 3800 Français reconnus comme Justes par l’Institut Yad Vashem de Jérusalem et à « la sympathie sincère de l’ensemble des Français » pour les juifs du pays, dès lors qu’ils ont compris, à partir de l’été 1942, le sort qu’on leur réservait.
Historien modèle, Semelin, dans ce brillant supplément d’enquête, rétablit l’honneur de la France, sans oublier ses faiblesses.