Notre liberté et la vôtre
D’abord, saluer le courage et la motivation extraordinaires des Ukrainiens devant la tempête de feu et de haine qui leur est tombée sur la tête depuis jeudi matin.
La ténacité, aussi, de ce Volodymyr Zelensky, le comédien devenu président, qu’on avait pris pour un rigolo et un amateur… mais qui se révèle sérieux, méthodique et tenace dans l’adversité. Une véritable révélation pour les Ukrainiens et le monde. Demain, un martyr ?
Armes à la main, des jeunes et des moins jeunes déclarent : « Je veux rester pour défendre ma nation attaquée. Je dois me battre, sinon mon pays va disparaître. » Voilà une attitude qui est assez rare et opposée à l’air du temps (individualiste et antinationaliste) pour qu’on la souligne. Est-ce qu’elle serait, même théoriquement, possible ici au Québec ?
Vladimir Poutine espérait un blitzkrieg qui aurait cassé toute résistance en 24 ou 48 heures, et abouti dès vendredi soir à un drapeau blanc flottant sur le palais Mariinsky de la capitale. C’est raté.
Le président russe a prétendu par son attaque mettre en échec l’OTAN maléfique (« l’encerclement impérialiste ») et « l’absurdité historique » d’une « supposée » nation ukrainienne dotée d’un État indépendant. Pour les faire reculer ou — dans le cas de cette nation incertaine — pour la nier et la rayer purement et simplement de la carte.
Aujourd’hui, du moins à court et moyen terme, il obtient exactement le résultat inverse.
Une Alliance atlantique qui depuis des années se cherchait, ne sachant plus à quoi elle servait, qui a échoué dans ses initiatives exotiques (l’Afghanistan), vient soudain de se retrouver un but dans la vie. « Vladimir Poutine a beaucoup fait pour renforcer l’unité de l’OTAN. » (Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’organisation)
Sans préjuger de la cohésion future de l’Europe comme lieu de démocratie et de liberté — qui reste un immense point d’interrogation au XXIe siècle —, on doit dire que le spectacle des derniers jours, de ce point de vue, permet de garder espoir.
Sans déclarer officiellement la guerre à l’État agresseur — c’est toute la particularité de la situation, avec une Ukraine non membre de l’OTAN, qu’il est exclu d’aller défendre directement, armes à la main —, on essaie d’inventer une façon adaptée d’exprimer et de traduire dans les faits une solidarité et un soutien résolus.
Il y a l’accueil, déjà, de centaines de milliers de réfugiés (essentiellement des femmes, des enfants et des personnes âgées) aux frontières de la Pologne, de la Roumanie, de la Hongrie. (Des pays qu’on a déjà vus, en passant, moins généreux devant d’autres réfugiés — mais ce n’est pas le sujet.)
La pression économique s’organise, avec une ampleur et une coordination inattendues : embargo économique, arrêt d’une bonne partie des transactions bancaires, suspension des liaisons aériennes, d’un gazoduc Russie-Allemagne, etc.
L’objectif n’est pas seulement punitif : il est d’induire en Russie une crise économique qui pourrait ébranler le régime. Les importantes réserves de devises du gouvernement (des centaines de milliards de dollars), et l’éventuel soutien économique de la Chine (tièdement alliée), pourront sans doute permettre à Moscou d’atténuer le choc.
Mais si les agents financiers russes ne peuvent plus intervenir sur les marchés (ce qui se dessine), si le rouble s’effondre (ce qui a commencé) et si les prix s’envolent, alors le régime russe entrera, à l’interne, dans une possible zone des dangers.
Déjà, des manifestations antiguerre d’ampleur étonnante se sont déroulées à Moscou, à Saint-Pétersbourg, à Ekaterinbourg, à Novossibirsk, etc. Elles nous rappellent que la Russie, ce n’est pas seulement Vladimir Poutine.
Il semble s’être produit, ce week-end en Europe, une sorte de réveil, de prise de conscience, dans la société civile avec des manifestations importantes à Paris, Berlin, Milan, Barcelone, où s’exprimait nettement l’idée que « les Ukrainiens se battent pour leur liberté et la nôtre ».
Un mouvement semblable se dessine au niveau des gouvernements. Il faut noter le renversement spectaculaire en cours à Berlin, devant les menaces incroyables d’un Poutine qui recourt désormais de façon explicite au chantage nucléaire. Poutine qui, cette semaine, a confondu les sceptiques et montré au monde qu’on devait prendre ses menaces au sérieux.
Le chancelier Olaf Scholz vient d’annoncer une hausse très importante des budgets de défense à Berlin, faisant valoir en substance que le pacifisme (très fort en Allemagne) et la foi dans le « parapluie américain » pour faire le travail… ne sont plus de saison. Même l’Allemagne se joint maintenant au mouvement d’aide militaire aux combattants de l’Ukraine.
Aux Ukrainiens qui aujourd’hui résistent à une armée russe quatre fois supérieure en nombre (quelque 800 000 permanents au total, contre 200 000), peut-être dix fois supérieure en moyens, qui a décidé de les écrabouiller… peut-on en toute conscience répondre : « Désolé, je suis contre la guerre, je ne peux pas vous donner d’armes… » ? Ou encore : « Vous feriez mieux de vous rendre, pour éviter de faire davantage couler le sang. » Peut-on dire ça ?
Il est des situations où le pacifisme aboutit à une impasse morale complète. Nazar, jeune enrôlé de 29 ans, a déclaré hier à Libération : « Je n’ai pas envie de tuer, même un soldat russe. Mais s’il le faut, je n’hésiterai pas. »
Nul ne sait quelle sera l’issue de cette guerre. Les pourparlers annoncés hier à la frontière Biélorussie-Ukraine ont-ils une chance ? Poutine pourrait-il se dire que tout cela est trop mal engagé et qu’il vaut mieux arrêter les frais ?
Au contraire, la victoire militaire de Moscou, au vu de l’inégalité des forces en présence, est-elle inéluctable ? Quid, par la suite, de l’occupation et d’une guérilla qui s’organisera et rendra la vie impossible aux occupants ? Une partition est-ouest du pays est-elle concevable ? Ou l’extension de la guerre à d’autres États de l’Europe… y compris dans l’OTAN ? Paradoxalement, si Poutine obtenait une victoire rapide en Ukraine, alors son souffle chaud pourrait se tourner vers les petits pays baltes…
Poutine a voulu nier la nation ukrainienne et imposer l’unité à ses « petits frères de sang » (aussi appelés « petits Russes »). Aujourd’hui, par un paradoxe macabre, cette nation distincte existe plus que jamais. Elle défend devant le monde une certaine idée de la liberté et de l’indépendance nationale.
Et les « liens du sang » chers à Poutine, il les a détruits dans le sang.
François Brousseau est chroniqueur d’affaires internationales à Ici Radio-Canada. francobrousso@hotmail.com