Essais: Du conservatisme et du populisme

Mathieu Bock-Côté, qui a commencé sa jeune carrière il y a déjà quelques années en publiant, dans les pages d'opinions de La Presse et du Devoir, des plaidoyers en faveur de la droite française qu'il suggérait en guise de modèle aux nationalistes québécois, est un des rares intellectuels québécois à se réclamer ouvertement d'une pensée conservatrice.

Dans le texte au ton assuré et à l'argumentation bien menée qu'il vient de faire paraître dans la revue Horizons philosophiques («Pour une pensée conservatrice: contre l'éthique démocratique dans la compréhension de l'identité nationale québécoise»), le jeune étudiant au baccalauréat en philosophie à l'Université de Montréal s'inspire de Fernand Dumont et du philosophe français Robert Legros pour critiquer l'entreprise de reconstruction identitaire développée par Gérard Bouchard dans ses récents ouvrages théoriques.

Selon Bock-Côté, le «constructivisme identitaire» défendu par Bouchard est entaché de deux erreurs fondamentales: la volonté «démiurgique» de reconstruire le monde à partir d'une éthique démocratique radicale qui «prend ici le visage d'un respect intégral de la pluriethnicité, censée permettre aux "voix dissonantes" au sein des communautés nationales de se faire entendre dans leur authenticité» et la prétention des sciences sociales à saisir la totalité du réel.

Ces erreurs, qui reposent sur le postulat que «la nation est une construction identitaire strictement artificielle», entraînent, selon Bock-Côté, une conséquence désastreuse pour l'intelligence du débat et la suite du monde: un refus du «réel au nom d'une éthique de la diversité sacralisée».

Plaidant en faveur d'une vision du monde comme «héritage à s'approprier» et non comme «processus à expliciter», en faveur d'une conception de l'appartenance nationale «magique», au sens dumontien, c'est-à-dire comme «une réalité dont le langage nous permet de saisir l'existence sans en dévoiler la substance intime», le philosophe en herbe, dont l'argumentation possède déjà beaucoup d'aplomb, considère l'approche bouchardienne comme une «fuite en avant» entachée de cette présomption postmoderne qui décrète la malléabilité infinie du monde réel.

Selon lui, cette «nouvelle Révolution tranquille identitaire» prônée par Bouchard, et qui nous ferait passer, de même que notre histoire, de l'homogénéité à l'hétérogénéité grâce à la toute-puissance des sciences sociales, pèche par manque de modestie «devant l'énigme du réel» et porte en germe les dangers d'une nouvelle intolérance: «Et autant qu'hier on mangeait du curé, maintenant, on mange de l'ethnique. Avant, on traquait les vestiges du clérico-nationalisme. Maintenant, on chasse les derniers relais d'ethnicisme.»

Dans de beaux accents qui s'inspirent de Péguy et d'Arendt autant que de Finkielkraut, Bock-Côté présente enfin les éléments d'un conservatisme qu'il croit nécessaire au maintien d'un rapport pertinent au monde concret: «...la conscience de la fragilité du donné, la volonté de préserver un héritage, de conserver une filiation entre les vivants d'hier et ceux d'aujourd'hui. Incidemment, une méfiance déclarée envers toute éthique qui ne puise pas d'abord dans la conscience d'une réalité particulière, réalité qui, la plupart du temps, prend le visage de la nationalité.» Une voix originale vient de s'ajouter au débat.

Du populismeÉ misanthropique

Écrire des lettres aux journaux, à tout propos, pour exprimer une opinion qui influencera peut-être, qui sait, quelques-uns de ses contemporains. Jacques Ferron le faisait, Claude Jasmin l'a fait et le fait encore, et d'autres, simples citoyens, s'adonnent aussi à ce noble exercice qui constitue une sorte de profession de foi envers la démocratie. Il y a quelque chose de beau, en effet, dans ce geste humble qui consiste à partager, dans de courtes missives publiques, son souci permanent du monde. Il faut donc saluer ces veilleurs de l'actualité que sont ceux qui interviennent ainsi sans qu'on le leur demande, et Raymond Lévesque, un compulsif en ce domaine, mérite donc notre reconnaissance civique.

À son sujet, toutefois, les éloges n'iront pas plus loin parce que son À bon entendeur, salut!, qui regroupe justement ses «lettres aux journaux et autres propos dérangeants», illustre à quel point les bonnes intentions ne suffisent pas à inspirer des opinions pertinentes et éclairantes.

Populiste brouillon qui se veut au service des gagne-petit et des sans-grade, Lévesque tombe dans le panneau de la démagogie qui se fait passer pour du «gros bon sens» en décrétant les travailleurs syndiqués responsables de la misère des autres. Pourtant convaincu d'être un adversaire déclaré des élites politiques et économiques, Lévesque reprend, malgré lui faut-il croire, presque mot à mot leur rhétorique de droite. Ainsi, selon lui, il faudrait «vivre, comme le dit si bien M. Johnson, selon nos moyens», les taxes et impôts seraient «excessifs», les syndicats, sa cible principale, étrangleraient le Québec, seraient responsables de l'endettement de l'État québécois et, le pire, feraient fuir les entreprises. Raymond Lévesque et Claude Picher, même combat? Le premier, j'en suis sûr, refuserait l'amalgame, mais c'est malheureusement la triste conclusion qu'impose la lecture de ses textes.

Bien sûr, un certain corporatisme syndical existe qu'il faut critiquer au nom des principes mêmes du syndicalisme et, là-dessus, Lévesque n'a pas tort. Le problème, c'est qu'il ne semble pas se rendre compte que le radicalisme de sa charge dérape vers un ressentiment envers les travailleurs syndiqués, une attitude entretenue par la classe possédante qui cherche ainsi à niveler vers le bas ce qui pourtant, dans une logique de justice sociale, devrait l'être vers le haut. Au lieu, par exemple, d'accuser les syndicats de faire fuir les entreprises, Lévesque devrait, s'il était fidèle à ses propres convictions, s'en prendre à la voracité de certains entrepreneurs prêts à tout pour élargir leur marge de profit.

Franc-tireur animé par des idéaux de fraternité et de justice, Lévesque, de toute évidence, supporte mal les déceptions que lui impose l'épreuve du réel. Syndicaliste utopique, le voilà devenu antisyndicaliste primaire. Indépendantiste de la première heure, il exprime sa frustration devant l'inachèvement du projet en dénonçant René Lévesque et en qualifiant les Québécois de «tapeux de bedaine» qui «renoncent à leur pays et à toute fierté pour se chauffer le cul au soleil de la Floride». Le 28 juillet 2000, il écrit même que «la souveraineté ne [lui] inspire plus confiance». Humaniste sincère, il traduit ses désillusions dans une misanthropie vocifératrice: «Comme espèce déboîtée, toute croche, cruelle, perverse, vicieuse et malhonnête, il ne s'est jamais rien fait de mieux. [É] Car, ne vous en déplaise, l'homme ce n'est pas un homme, c'est un monstre. Un monstre qui reproduit d'autres monstres depuis des centaines de millénaires. La vie est un piège.»

Raymond Lévesque, dans ce livre, donne sans cesse l'impression de parler contre lui-même, contre les nobles intentions qui sont les siennes. J'ai trop de respect pour l'homme pour lui faire la leçon, mais je me permettrai au moins de lui retourner son apostrophe: à bon entendeur, salut!

Revue Horizons philosophiques
Volume 12, numéro 2
Printemps 2002
Collège Édouard-Montpetit, 148 pages

À bon entendeur, salut!
Lettres aux journaux et autres propos dérangeants
Raymond Lévesque
Éditions Lanctôt
Montréal, 2002, 112 pages

À voir en vidéo