Le coût élevé de l’Internet libertarien
Internet s’est développé dans un terreau marqué par des visions libertariennes. Dès 1996, John Perry Barlow, dans sa Déclaration d’indépendance du cyberespace, enjoignait aux États de se tenir loin du réseau qu’il présentait comme « constitué par des échanges, des relations, et par la pensée elle-même » et dans lequel les notions juridiques […] ne s’appliquent pas.
Alain McKenna expliquait, dans Le Devoir du 14 février, que plusieurs leaders de la Silicon Valley rêvent de l’Internet du futur. Dans la foulée des visions libertariennes, ils anticipent un Internet qui ne serait redevable à aucune plateforme centralisée. On oppose ce modèle « libertarien » à celui représenté par l’Internet actuel, dominé par quelques méga-plateformes, comme Google, Meta ou Amazon.
Pourtant, l’Internet actuel résulte précisément de l’hostilité aux règles étatiques. Il en est ainsi parce que les lois des États n’ont pas été adaptées et laissent les GAFAM agir à leur guise. L’Internet rêvé dans ces visions libertariennes est un espace où les individus ont à se débrouiller seuls. Un lieu à l’image de la blockchain, cette technologie de stockage et de transmission d’informations fonctionnant sans organe central de contrôle.
Dans les discours libertariens, on proclame que « c’est aux lois des États de s’adapter » aux conditions imposées par les logiques d’Internet. Mais on s’oppose systématiquement à la mise à niveau des lois afin de réglementer les activités qui se déroulent en empruntant Internet. Dans le credo libertarien, assujettir les entreprises diffusant du contenu sur Internet aux règles qui assurent hors du réseau les équilibres et le respect des droits des personnes est présenté comme une atteinte aux « libertés individuelles » et aux « intérêts des consommateurs ».
Deux poids, deux mesures
Trop sensibles aux prétentions de ces mouvements libertariens, nos décideurs publics tardent à mettre les lois à niveau afin qu’elles s’appliquent efficacement lorsque les choses se passent sur Internet. On gobe les arguments selon lesquels la mise à niveau des lois pour englober les activités se déroulant sur Internet va engendrer des coûts pour les « consommateurs ». On se désole ensuite de la multiplication des situations à risques, des infox et des comportements agressifs subis par les consommateurs sur Internet.
Plusieurs tenants des visions libertariennes rejettent des mesures comme le projet de loi C-11, qui vise à assurer que les productions audiovisuelles et musicales d’ici aient place sur les plateformes en ligne. On s’oppose aussi à des initiatives comme le projet de loi S210 sur la protection des jeunes contre l’exposition à la pornographie, parrainé par la sénatrice Julie Miville-Dechêne. Ce projet de loi vise à criminaliser le fait de rendre accessible à un enfant du matériel sexuellement explicite à des fins commerciales. Ce type de matériel est interdit aux personnes mineures sur la terre ferme. Au nom de quelle logique devrait-il être permis sur Internet ?
Au nom de visions libertariennes, on condamne des initiatives comme le projet de loi sur la sécurité en ligne (Online Safety Bill), actuellement étudié par les parlementaires du Royaume-Uni. Ce projet propose d’introduire des dispositions sur la sécurité en ligne et de réglementer les médias sociaux et les géants de la technologie, notamment pour faciliter la lutte contre les escroqueries en ligne et d’autres délits, comme l’envoi d’images sexuelles non désirées et la promotion de la violence contre les femmes. Ce projet s’attaque à la fraude qui se camoufle par des techniques de cryptage. Ses détracteurs prétendent que cela mettrait la vie privée en danger !
Prix élevé
L’Internet libertarien a finalement un prix très élevé. Les victimes de fausses nouvelles ou de diffusion non consensuelle d’images qui sont laissées sans recours efficace en savent quelque chose. Chaque personne qui est constamment tenue d’être sur ses gardes paie le prix fort de cet Internet libertarien. Car les fraudeurs ont la faculté d’y sévir à leur guise et de camoufler leurs délits dans des blockchains complaisantes. Dans l’Internet libertarien, le discours raciste ou haineux aussi bien que les fausses informations foisonnent. On se balance des impératifs d’inclusion et de diversité. Tout est laissé aux algorithmes programmés en secret par les entreprises commerciales pour valoriser l’attention des individus et en engranger les bénéfices.
Le credo libertarien brandit des slogans sur la « neutralité du Net » pour justifier de soumettre les décisions démocratiques des États aux diktats de ceux qui ont la maîtrise des technologies. On nous raconte que les libertés individuelles et les intérêts des « consommateurs » seraient menacés par les mesures visant à étendre aux activités d’Internet des règles analogues à celles qui s’appliquent aux activités se déroulant en dehors du réseau. Appliquer aux situations se déroulant sur Internet les lois sur la protection des personnes contre le harcèlement ou contre les arnaques engendrerait des « entraves à l’innovation » ou des menaces à la sécurité du réseau !
En criant à la « censure » pour s’opposer à la mise à niveau des législations, les tenants des discours libertariens se discréditent eux-mêmes. Les décideurs publics doivent cesser d’écouter ces discours d’un autre âge et accélérer la mise en place de mécanismes de régulation propres à assurer un Internet sécuritaire, libre et inclusif.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.