La clémence asymétrique
En 2013, des chercheurs australiens se sont inspirés de la célèbre histoire de Rosa Parks pour réaliser une étude sur la discrimination raciale. Ils ont demandé à des participants de différentes origines de chercher à monter dans un autobus public avec un billet invalide. Les chauffeurs d’autobus ont laissé tout de même monter 72 % des passagers blancs, et 36 % des passagers noirs. À l’époque, l’étude a fait beaucoup de bruit puisqu’elle a mis en lumière une dimension du profilage racial rarement abordée dans l’espace public. Appelons ça la clémence asymétrique.
En effet, dans ce scénario, un passager noir qui voudrait porter plainte pour discrimination n’aurait aucune prise : le chauffeur qui lui refuse l’accès à l’autobus ne fait qu’appliquer la loi, sans rien dire d’explicitement raciste. Simplement, le passager vit dans un monde plus dur. Son faciès motive les employés des services publics à appliquer la loi à la lettre envers lui ; pendant que d’autres s’en sortent plus souvent avec des clins d’œil et des avertissements.
Si le profilage racial et social est si difficile à combattre, c’est qu’il se présente le plus souvent sous cette forme. Un agent de l’État n’insulte personne, n’outrepasse pas non plus ses pouvoirs ; simplement, il se montre plus sévère et zélé dans son travail envers les citoyens issus de certains groupes sociaux. Le résultat, bien sûr, est profondément injuste. Mais les mécanismes actuels ne permettent pas de faire face à cette injustice.
Lorsqu’il y a plainte pour profilage, les autorités ne cherchent pas à déterminer si un policier, par exemple, a traité plus ou moins sévèrement certains citoyens en fonction de leur origine raciale ou sociale tout au long de sa carrière. L’enquête se contentera plutôt de demander : y a-t-il eu faute déontologique dans le cas que nous examinons, et peut-on démontrer que certaines identités protégées par les chartes ont joué un rôle dans cette faute ? Tant qu’on posera les questions ainsi, le deux poids deux mesures discriminatoires continuera de sévir dans nos services publics, sans qu’on y fasse grand-chose.
Cette question de la clémence asymétrique de nos institutions a fait couler beaucoup d’encre ces dernières semaines, alors que les corps policiers choisissent de répondre à l’occupation d’Ottawa et au blocage de routes frontalières en mettant leurs gants blancs — j’assume ici le mauvais jeu de mots. Sur les réseaux sociaux, on compare des images troublantes d’arrestations massives et d’interventions violentes du Sommet du G20 de 2010 ou du mouvement étudiant de 2012 avec des vidéos de policiers serrant carrément dans leurs bras des manifestants qui bloquaient la frontière canado-américaine à Coutts, en Alberta. On rappelle aussi que la GRC a mis en état d’arrestation plus de 1100 manifestants autochtones et écolos à Fairy Creek, en Colombie-Britannique, pas plus tard que le printemps dernier.
Pendant que le Convoi de la liberté transporte et stocke des bidons de carburant potentiellement explosif près du parlement, on se remémore les campements de sans-abri que les policiers ont agressivement rasés en invoquant le risque d’incendie. Alors qu’on ne compte plus les leaders autochtones qui ont fait l’objet d’une surveillance policière serrée, les autorités se préoccupent si peu des dangers posés par l’extrême droite qu’on s’est montré « surpris » des intentions d’occupation et de sédition (clairement énoncées en ligne) de plusieurs organisateurs du convoi. Et pendant que des parents racisés font l’objet de signalements aux services de protection de la jeunesse pour des riens, des dizaines d’enfants sont dans le convoi d’Ottawa depuis plusieurs semaines dans des conditions douteuses.
Le double standard saute aux yeux. Il serait toutefois difficile de démontrer officiellement que c’est parce que les uns sont racisés, pauvres ou de gauche qu’on a fait le choix de la répression. Ou parce que les autres correspondent à peu près au même profil démographique que les policiers eux-mêmes qu’on fait le choix de la clémence, voire de la négligence. On trouve le plus souvent une manière de justifier le recours à la violence lorsqu’elle est exercée, comme on invoque des considérations tactiques pour expliquer le choix des gants blancs. En bref, les voies des centres de commandement sont impénétrables.
La bonne nouvelle, c’est que la situation actuelle permet au moins d’ouvrir une réflexion nécessaire sur la manière dont ces doubles standards sont tolérés dans nos institutions, et sur leurs conséquences. Si les occupants d’Ottawa ont tendance à se comporter avec l’arrogance de gens qui se croient au-dessus des lois, c’est probablement parce qu’ils l’ont été, au-dessus des lois, une bonne partie de leur vie. Ils ont été socialisés, comme nous tous, dans un monde de clémence asymétrique. Pensons, par exemple, à la Loi sur la défense des infrastructures essentielles, que le premier ministre albertain, Jason Kenney, a fait adopter en 2020 pour se donner plus de pouvoirs contre des manifestants autochtones qui voudraient résister à un projet de pipeline. Bien sûr, la loi n’a pratiquement pas été utilisée pour faire bouger les camionneurs qui ont bloqué la frontière à Coutts : elle n’avait pas été pensée pour sévir envers un tel groupe démographique. Vraisemblablement, les membres du convoi le savent.
L’idée, ici, n’est évidemment pas de réclamer une répression policière ou un harcèlement bureaucratique « équitables ». Simplement, il faudrait se dire que s’il semble grossier que l’État applique à la lettre ses méthodes les plus dures envers des citoyens moins marginalisés, alors ces méthodes devraient être revues, voire abolies pour tous. Et il faudrait aussi admettre que la persistance des doubles standards dans l’application des lois est profondément incompatible avec le concept de démocratie.