«Vivre avec le virus»
Mardi, le premier ministre François Legault a annoncé son très attendu plan de déconfinement. « Il va falloir apprendre à vivre avec le virus », a-t-il lancé en présentant son calendrier de fin progressive des restrictions sanitaires. « Ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’il va falloir soi-même, chaque personne, évaluer ses risques. »
Il faut certes apprendre à vivre avec le virus. On le fait déjà depuis deux ans d’ailleurs, au prix de sacrifices certains pour les individus. Mais « vivre avec le virus » n’est certainement pas qu’une affaire individuelle d’évaluation personnelle des risques. Reste à savoir comment le gouvernement du Québec, comme institution, à l’intention, lui, de vivre avec le virus.
Un gouvernement qui vit avec le virus devrait illico lancer un chantier de rénovation des infrastructures publiques, ce qui inclut prioritairement les écoles, dans le but d’y améliorer la qualité de l’air. Il n’est pas normal ni acceptable que dans un pays riche comme le nôtre, on en est réduit à ouvrir les fenêtres par période de grand froid pour éviter que les enfants respirent de l’air trop vicié. Bien d’autres avant moi ont insisté sur ce point au Québec. Qui sait, à force de se répéter, quelqu’un bougera peut-être ?
Un gouvernement qui vit avec le virus prendrait aussi acte du nombre important d’éclosions en milieu de travail tout au long de la pandémie : les travailleurs dits « essentiels », et pas seulement dans le secteur de la santé, ont été disproportionnellement exposés à la COVID-19. Je pense notamment aux travailleurs dans les usines de transformation alimentaire, ceux des grands entrepôts. Vivre avec le virus signifie réviser les normes en sécurité et santé au travail — notamment sur la question, encore, de la qualité de l’air. Mais aussi s’assurer que chaque personne a accès à suffisamment de congés de maladie pour ne pas avoir à choisir entre contaminer ses collègues ou perdre une paie dont elle ne peut pas se passer. Les normes du travail québécoises n’exigent des employeurs que deux jours de congé de maladie payés par année. Quand on se compare à plusieurs pays d’Europe, on voit qu’il serait possible et réaliste de faire beaucoup mieux.
Vivre avec le virus signifie aussi s’engager à augmenter notre capacité hospitalière. Après tout, c’est essentiellement parce que nos hôpitaux débordent et qu’on manque de personnel que les mesures les plus restrictives ont été justifiées. On me dira qu’il faut augmenter les transferts fédéraux en santé pour réinvestir dans le système québécois. Certes. Encore faut-il que les fonds fédéraux aillent véritablement aux services à la population, plutôt que d’être utilisés pour équilibrer le budget provincial. Et bien sûr, il faut aussi mieux investir les fonds qui existent déjà, rémunérer chaque profession à sa juste valeur, et non seulement les médecins ; éviter les styles de gestion qui démotivent les employés, les font fuir vers le privé, et désintéressent la relève ; mieux recruter à l’étranger, et reconnaître les compétences des gens formés ailleurs. La liste des changements nécessaires est longue, et je ne suis pas la première à en faire l’énumération.
Un gouvernement vivant avec le virus reconnaît aussi qu’un nouveau variant qui défierait, par exemple, la protection offerte par la première génération de vaccins, mettrait encore en danger nos aînés. Non seulement il faudrait que le gouvernement cesse de se protéger au point de nuire au travail d’enquête de la coroner sur les CHSLD, mais il faut repenser complètement le soin aux aînés pour l’avenir — et le rôle du privé dans ces soins. Encore aujourd’hui, on entend des histoires d’horreur venir des RPA et des CHSLD, où des résidents triplement vaccinés sont mis en isolement préventif dans leur chambre pendant des jours, au détriment de leur santé physique et mentale. Visiblement, on n’a pas encore appris à « vivre avec le virus » dans ces institutions.
Enfin, vivre avec le virus nécessite de porter attention à l’Organisation mondiale de la santé, qui s’époumone en vain depuis plus d’un an sur l’importance de vacciner l’ensemble de la planète. Le virus continuera de se propager, et très probablement de muter, tant et aussi longtemps que de grands pans de la population n’auront pas été immunisés. En refusant de penser à tous, on se nuit aussi à soi-même. Vivre avec le virus, c’est relever le regard, et penser à ce qui se passe au-delà de ses propres frontières.
On peut comprendre que lorsqu’une catastrophe imprévue nous tombe sur la tête, il est plus rapide de demander aux individus de changer radicalement leur mode de vie que d’entreprendre des transformations institutionnelles, lourdes, complexes et lentes par nature. On ne pouvait pas, par exemple, régler du jour au lendemain tous les problèmes de notre système de santé, qui nous ont empêchés de traiter de manière efficace à la fois les personnes atteintes de la COVID-19 et tous les autres patients. Mais on pouvait aisément limiter la vie sociale des individus, créer un passeport vaccinal, interdire certaines activités.
Toutefois, si à moyen terme, nos gouvernements n’ont toujours pas travaillé à améliorer leur capacité à faire face à la COVID-19 et peut-être aussi à une future pandémie, ils ne pourront plus invoquer la surprise et l’urgence pour se dédouaner à nouveau.
Pour le meilleur et pour le pire, « vivre avec le virus » ne veut certainement pas dire un retour à la normale. Ça veut dire se relever les manches et entreprendre les réformes institutionnelles nécessaires pour que le fardeau de l’adaptation au virus cesse de reposer de manière disproportionnée sur les individus.
Quand j’entends le premier ministre donner sa définition de « vivre avec le virus », je ne suis pas encore rassurée pour l’avenir.