Peau de chagrin

Une déferlante, mais douce celle-ci, enrobée d’une certaine lumière qui, si elle ne nous éblouit pas de sa positivité inconvenante, nous apaise néanmoins, s’est amenée cette semaine dans ma boîte de messagerie, en réponse à l’appel lancé.

Je dis « déferlante » en raison du nombre, d’abord, puisque depuis le début de l’aventure de cette chronique, c’est l’appel ayant engendré le plus d’échos, mais aussi en raison du sentiment exprimé de cet « enfin » que vous nommez avec souffle, comme un embâcle qui lâcherait, une soudaine révélation, une possibilité de prendre conscience et de raconter ce qui se faisait souffrant, manquant, quelque part sur le bas-côté de nos vies. « J’avais envie de crier, autant de soulagement (être entendue, comprise) que de victoire… » écrit Aurélie.

La puissance du langage m’émeut toujours. Il a cette potentialité de nous ramener, violemment parfois, à ces tremblements internes qui nous constituent, à notre nature humaine, à la fois si forte et si faillible.

Ainsi, toucher, frôler, exulter, errer à l’envi, offrir votre « profil » ailleurs que sur les réseaux où l’on vous balaie de gauche à droite, tapoter votre reflet dans les miroirs avant de courir vers tous les bals étranges, surprenants, parfois déroutants que la ville vous offre, vous paraît appartenir à un passé qui se fait de plus en plus brouillé par le temps qui passe. Vous vous revendiquez en tant qu’animaux sociaux, tactiles, rêvant d’être à nouveau portés, bercés, contenus, travaillés par l’existence, lassés de cette nécessité de précéder par la pensée toutes les actions de la journée, de moins en moins rassasiés par les calories vides que vous offrait un certain sentiment de contrôle.

Pour nous offrir encore plus de cette légitimité, je réverbère vers vous ces mots du professeur en psychologie à l’Université de Sherbrooke Alfonso Santarpia, qui résument à merveille le caractère fondamental du toucher dans la vie des humains.

Dans son chapitre au magnifique titre « L’inscription corporelle de l’être » du livre Introduction aux psychothérapies humanistes, il expose : « Le toucher correspond au moment dans lequel une intention humaine sollicite la peau : la propre peau, et la peau d’autrui. Il est universel. Il existe dans toutes les cultures et chez toutes les espèces […]. La peau, organe du toucher, est le plus ancien et le plus grand de nos organes sensoriels, ainsi que le premier à se développer dans l’utérus. »

Les travaux du professeur Santarpia et de ses collègues portant sur les liens unissant la danse, ou la mise en récit poétique du corps, et la reconstruction identitaire post-cancer, notamment, valent le détour, ne laissant naturellement pas indifférente la survivante d’un cancer du sein que je suis. C’est bien la première fois que la lecture d’articles scientifiques me laisse autant bouleversée, comme quoi on peut trouver la poésie partout, même dans les données probantes.

Alors que la fête d’un Éros désincarné de sa puissance mythologique se pointe au calendrier à la fin de la semaine, vous espérez goûter à nouveau à ce ravissement, créé par la surprise, du souffle coupé par le jaillissement de sa présence qui, souvent, arrive dans nos vies « alors qu’on était occupés à autre chose » comme disait un certain Lennon.

Plus que tout, vous avez envie de « reconnaître votre vie », de la faire vôtre à nouveau, comme si, à force de retirer des pelures à ce qui la définissait dans cette façon d’habiter le monde, vous avez le sentiment de la traverser, plus ou moins en errance, dans cette présence quasi fantomatique accolée aux mots « virtuel », « visioconférence » et « distanciation ».

Mais les couches de laine par-dessus les couches de peau, sous le manteau, placent un certain chagrin sur vos élans, comme si vous découvriez tranquillement qu’il n’y a plus de pliures de l’être supplémentaires qui vous seraient supportables.

« Ce corps, il y a longtemps que je le perçois comme une poire qui gît sur le comptoir, nature morte encadrée par mon trois et demie. Deux ans que je ne touche personne, sauf à l’occasion un coup de coude accidentel d’une hygiéniste dentaire, ou alors les pattes de mon chat qui viennent me suggérer de lui flatter le visage par psychologie inversée », raconte Annie.

Puis, il y a aussi tous ceux et celles qui, à l’inverse, mettent en récit un corps retrouvé « de l’intérieur », par cette possibilité offerte d’un ralentissement du monde extérieur : « Paradoxalement, bien que je sois privé de toutes ces occasions où mon élan vital peut se déployer, il me semble que je n’en ai jamais été aussi intimement habité », rapporte Richard.

« Mais la pandémie me tiendrait moins séquestré parmi les restes de mes espoirs qu’elle me force à rencontrer ce qui en eux tient ordinairement du déni. Bien sûr que ce sera doux de faire à nouveau corps avec ces corps que j’ai appris à craindre seulement. Il y en a qui le méritent et avec qui on aura plus envie de se retrouver dans la foule ou les cafés. J’ai hâte, mais il me reste une table à décaper et à repeindre. Un souffle intime à rétablir. »

Et vous, comment réinvestissez-vous le monde, quelle empreinte gardez-vous de tout ce dont le corps s’est déshabitué pendant tous ces mois ?

Appel aux récits

Ce mois-ci, parlez-moi de votre « corps pandémique », de la façon dont vous traversez l’époque et son étrangeté par le corps.

 

nplaat@ledevoir.com

 



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