Le dernier papillon

C’est un endroit comme il y en a peu en Amérique du Nord. Cent acres de terres privées ont été converties en réserve écologique — le National Butterfly Center — aux abords du fleuve frontière. Une réserve écologique où l’on entend chanter les oiseaux comme on avait même oublié qu’ils pouvaient le faire. Un écosystème unique qui accueille plus de 230 espèces de papillons et des reptiles en voie de disparition, comme le gophère du Texas et le crapaud cornu. Là-bas, il y a toujours une brise qui s’enroule dans les roseaux, qui vient caresser les asclépiades et embaumer les rives en jouant dans les bosquets de mesquites et de cassiers. Là-bas, aux confins de la Rio Grande Valley, le long des méandres du fleuve que les Mexicains appellent le Rio Bravo parce qu’il ne peut pas être dompté, il y a toujours ce sentiment d’être un peu au bout du monde…

Loin des ratiocineurs de Washington, loin du pouvoir, loin de la richesse du reste de l’État. Pendant longtemps, la région a été laissée à elle-même, reléguée parmi les pires du pays en matière de développement. Mais ça, c’était avant. Bien sûr, aujourd’hui, on y est toujours pauvre. Et les complexes pétrochimiques ont scarifié la vallée malgré l’opposition locale, détruisant trésors écologiques et sites archéologiques.

Or, depuis une décennie, explique le professeur Terence Garrett, de la University of Texas Rio Grande Valley, la région est le terrain de l’expérimentation frontalière : on y teste les technologies de surveillance de masse avec caméras, tours électroniques et forces de maintien de l’ordre, doublés d’équipements militaires hérités des transferts d’armes du Pentagone, qui ont métamorphosé les polices de l’État. La zone frontalière, périphérique depuis toujours, est une zone hors du droit commun où sont éprouvés de nouveaux procédés de « défense »… aussi récemment que cette semaine, avec le déploiement d’un chien robot pour patrouiller le long de la frontière.

Mais, depuis quatre ans, cette région est devenue un chantier tandis que les berges du Rio Grande sont « bulldozées » pour y ériger des murs frontaliers. Aux dépens de la Loi sur les espèces menacées d’extinction, la Loi sur la conservation des oiseaux migrateurs, la Loi sur la pureté de l’air et la Loi sur la salubrité de l’eau potable, auxquelles le département de la Sécurité intérieure a pu déroger pour accélérer le processus de construction. Sans expropriation ni permission, en 2017, des entrepreneurs ont même amorcé des travaux sur la propriété du National Butterfly Center : en 2020, une cour d’appel fédérale a estimé que ces travaux violaient le droit à la propriété privée. Dans le même temps, le centre a lancé une poursuite contre les constructeurs de murs privés à proximité en raison de leur extraordinaire dangerosité, car précairement érigés sur du sable. C’est à ce moment que le National Butterfly Center est apparu dans la ligne de mire de la droite radicale. Dans le cyberespace, les conspirationnistes ont fait de ce territoire protégé le théâtre de leurs fantasmes migratoires. Des milices (Three Percenters, Oaths Keepers) s’y sont montrées en uniforme. Les messages de menace se sont multipliés.

Toutefois, tout a changé au cours de la fin de semaine dernière, lorsque s’est tenu dans la ville voisine de McAllen le premier rassemblement du mouvement We Stand America, soutenu par plusieurs groupes pro-Trump avec des acteurs clés de QAnon, dont Michael Flynn — cet ancien général, condamné pour collusion avec la Russie, gracié par Trump, qui voulait mobiliser l’armée pour infirmer le résultat de l’élection.

Le centre a alors fermé temporairement ses portes pour deux jours, devant les menaces croissantes de « caravanes de patriotes », issues de ce rassemblement, aux abords de la propriété. Puis il a rouvert. Et fermé sine die dès le lendemain, après que Kimberly Lowe, candidate aux primaires républicaines pour le poste de représentant du 9e district en Virginie, se fut présentée en demandant à voir les sépultures des corps et les « passages illégaux ». Car le National Butterfly Center est tombé dans une spirale délirante façonnée par QAnon, Steve Bannon et Brian Kolfage (ce dernier ayant personnellement bénéficié des levées de fonds organisées pour construire les murs privés — et ayant été condamné) : le Centre faciliterait l’entrée sur le territoire américain de migrants, abriterait un trafic humain et le commerce sexuel d’enfants et de femmes. Or, tous aux États-Unis se souviennent du « Pizzagate », lorsqu’un restaurant washingtonien, au cœur d’une théorie conspirationniste pédophile, était devenu le théâtre d’une fusillade à cause d’un homme qui pensait y sauver des enfants. Il se trouve que Lowe a clamé sur Facebook avoir vu les cadavres et les hordes de migrants corroborant des photos trafiquées sur les réseaux sociaux. C’est à ce moment que la police a recommandé à la directrice du centre d’être armée : les bénévoles et agents du centre n’étaient plus en sécurité. Il fallait fermer.

Pourquoi parler de cet événement ? Parce qu’il montre, selon Melissa del Bosque de la Border Chronicle, le virage que prend cette année électorale. Arguant du fait que « chaque État est un État frontière », We Stand America veut faire de l’immigration le cœur du battage républicain. D’autres événements sont prévus, et le site Web de l’organisation suggère des slogans comme « Stop à l’invasion », « Non à l’obligation vaccinale », « Non à l’exploitation des enfants », « Stoppons les cartels »… Leur rhétorique est ainsi un savant mélange de fantasmes de fraude électorale, de peur migratoire et de complots pédophiles.

Cette rhétorique sera donc celle des candidats radicaux aux primaires républicaines. Elle pourrait devenir celle du Parti républicain quand certains de ceux-là seront adoubés. Elle s’enracinera dans la politique washingtonienne s’ils sont effectivement élus aux mid-terms, en novembre prochain. Et à ce moment-là, il se pourrait bien que la peur finisse par avoir les ailes du dernier papillon.

Une version précédente de cette chronique, où l’on pouvait lire que la fusillade avait pris place dans un restaurant new-yorkais et non washingtonien, a été modifiée.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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