La grande (con)fusion

Au cœur de l’hiver, un convoi de camionnettes, de camions et d’autres véhicules imposants traverse le pays, de l’Alberta jusqu’à Ottawa, pour demander au premier ministre Justin Trudeau de changer son programme politique du tout au tout, ou de démissionner. Nous sommes en février 2019.

Le nom du convoi ? D’abord, les Gilets jaunes (Yellow Vests), puis United We Roll. Le motif officiel ? Soutenir les « travailleurs ordinaires » du secteur pétrolier, bloquer la taxe sur le carbone, approuver la construction de nouveaux pipelines. Mais le Réseau canadien anti-haine montre plutôt que des organisateurs clés sont des agitateurs d’extrême droite, des islamophobes et des complotistes qui croient que les Nations unies travaillent à abolir les frontières. Une « alt-right » canadienne, bref, qui s’approprie le langage d’un mouvement de colère populiste pour augmenter sa visibilité, entourer ses figures de proue d’une aura de respectabilité et recruter au sein de nouveaux réseaux.

Il y a une différence fondamentale entre une manifestation où s’inviteraient des éléments extrémistes, au grand dam des organisateurs, et une manifestation organisée par des extrémistes qui ajustent leurs communications pour mieux rejoindre un pan de la population qui ne s’intéresse pas à toutes leurs idées. La distinction n’empêche pas le premier ministre albertain, Jason Kenney, le premier ministre ontarien, Doug Ford, et le chef du Parti conservateur du Canada d’alors, Andrew Scheer, d’encourager le mouvement United We Roll. Alors que le convoi s’approche d’Ottawa, les messages d’extrême droite de plusieurs de ses membres deviennent de plus en plus audibles. Des élus conservateurs, provinciaux et fédéraux, s’offusquent qu’on « ose » associer ce mouvement au racisme et réitèrent son motif officiel : la défense du monde ordinaire qui gagne durement sa vie dans le pétrole. Dans ce contexte, Andrew Scheer s’est retrouvé à prendre la parole lors d’un rassemblement sur la colline Parlementaire quelques minutes avant une suprémaciste blanche notoire, Faith Goldy.

Le« Convoi de la liberté » qui paralyse Ottawa depuis vendredi ne fait pas que ressembler au mouvement United We Roll : il s’agit de sa continuation. Tamara Lich, qui a lancé la campagne de sociofinancement GoFundMe qui a maintenant accumulé plus de 10 millions de dollars, et Patrick King, le mobilisateur albertain et auteur de diatribes virales sur la supériorité raciale anglo-saxonne, sont deux des vétérans du mouvement des Gilets jaunes derrière le convoi actuel, toujours selon le Réseau canadien anti-haine.

Comme en 2019, le Convoi de la liberté s’approprie une cause populaire et populiste pour susciter des appuis au-delà de ses propres réseaux. Prenons l’exemple de James Bauder, un conspirationniste qui croit le premier ministre coupable de « crime contre l’humanité », lui aussi un ex-participant de United We Roll. En octobre dernier, il avait tenté d’organiser un convoi de la liberté en direction d’Ottawa ; c’est à ce moment qu’il avait publié son indescriptible « protocole » pseudo-légal demandant le renversement du gouvernement. Les camionneurs ne sont bien sûr pas mentionnés dans le texte, puisque ce n’est qu’en novembre que le ministre des Transports, Omar Alghabra, a annoncé qu’une preuve de vaccination serait exigée de leur part à partir de la mi-janvier. L’idée et même le nom du Convoi de la liberté, avec le texte qui l’accompagne, ont été remis en avant aux environs du Nouvel An. Le momentum politique a évolué, et maintenant ça mord : le « protocole » d’octobre devient viral.

On nous jure pourtant encore qu’il s’agit d’un mouvement de camionneurs, même si ceux-ci sont vaccinés à près de 90 %, même si l’Alliance canadienne du camionnage désavoue le convoi. Comme en 2019, les conservateurs prétendent que quelques individus déplorables se sont infiltrés dans une manifestation de « gens ordinaires », plutôt que d’admettre que plusieurs manifestants candides se sont emberlificotés dans un plan d’extrémistes. En conférence de presse, jeudi dernier, Erin O’Toole a annoncé qu’il rencontrerait certains participants et s’est montré outré qu’on réduise un mouvement à ses… organisateurs. Il veut que lesdites gens ordinaires, « qui n’ont pas accès à des lobbyistes », sachent qu’ils ont une voix à Ottawa. Les camionneurs, un groupe clé pour les chaînes d’approvisionnement nord-américaines, ont bien sûr des lobbyistes. Mais bon, en 2019, on avait aussi prétendu que l’industrie gazière et pétrolière était faite de sans-voix.

Avec ce lobbying, des députés conservateurs fédéraux et provinciaux ont tenté en janvier de faire reculer le ministre Alghabra, alléguant que la vaccination obligatoire des camionneurs allait créer des pénuries dans les épiceries, ralentir la livraison de matériel médical. Après la mise en place des nouvelles règles frontalières, Jason Kenney a même publié sur Twitter des images d’étalages vides, laissant entendre (faussement) que les pénuries massives prophétisées étaient réelles. Il semble que, pour rallier les troupes, même le mensonge éhonté puisse être de mise.

La suite, on la connaît. Une manifestation mise sur pied par des extrémistes haineux a mobilisé, sans surprise, un nombre considérable d’extrémistes haineux. En se prenant en photo le pouce en l’air avec les manifestants et en laissant libre cours au harcèlement des citoyens et des journalistes, les policiers d’Ottawa ont encouragé le mouvement, qui envisage désormais de bloquer les centres-villes de Toronto et de Québec dans les prochains jours. Et en répétant, sans le prouver, qu’il s’agissait d’un mouvement par et pour les camionneurs, les conservateurs ont aidé l’alt-right à récolter des millions de dollars qui iront certainement en partie à leurs futurs projets.

Erin O’Toole, trop « modéré » pour une bonne partie de son caucus, a été démis de ses fonctions de chef du Parti conservateur mercredi. Leslyn Lewis et Pierre Poilievre, candidats pressentis à sa succession, ont passé le week-end à serrer des mains dans le convoi, tout comme le chef du Parti populaire, Maxime Bernier.

Voyons voir comment évoluera encore ce récit de confusion, voire peut-être de fusion, entre l’alt-right et les partis conservateurs canadiens.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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