Cause toujours
La parade revient d’une année à l’autre, suscitant chaque fois les critiques d’usage. Au plus creux de janvier, lorsque l’euphorie du début de l’hiver se dissipe et que la lumière du printemps semble hors d’atteinte, le géant des télécommunications Bell déploie sa machine de communications pour sensibiliser les gens au tabou entourant la maladie mentale, à l’occasion de sa journée « Bell cause pour la cause ».
Cette année, la campagne semble redondante, alors qu’on parle déjà beaucoup de la détresse induite par les vingt-deux derniers mois ; des mois d’isolement, d’angoisse et de fragilisation généralisée des liens sociaux. D’ailleurs, cette semaine, le gouvernement du Québec dévoilait son Plan d’action interministériel en santé mentale, justement pour améliorer l’accès aux soins et services en santé mentale, tant dans le réseau public que communautaire.
C’est désormais une évidence : la pandémie a révélé qu’en matière de santé mentale, les écueils à surmonter ne se résument pas à la stigmatisation des personnes qui vivent la maladie mentale. Il y a aussi un réel problème d’accès aux ressources d’aide et d’accompagnement. Or, lorsque le géant des télécommunications revêt ses habits charitables pour sa « causerie » annuelle, on remarque que son approche rate la cible sur les deux plans.
Il y a d’abord la critique du recours à la philanthropie pour répondre à des besoins qui requièrent des politiques publiques cohérentes et des institutions adéquatement financées. À ce titre, lors de la journée Bell cause, le regroupement Médecins québécois pour le régime public (MQRP) lançait lui aussi une contre-campagne pour attirer l’attention sur le risque de laisser la charité privée s’immiscer dans le financement du système de santé. « Il n’est simplement pas souhaitable que des soins dépendent des intérêts médiatiques et commerciaux d’entreprises privées », rappelait MQRP, ajoutant que la philanthropie, en santé, contribue activement à fragiliser l’organisation démocratique des soins et des services.
Ce n’est rien de neuf, mais alors qu’on caresse ces derniers temps le rêve d’une grande « refondation » du réseau de la santé, disons qu’il n’est pas superflu de rappeler que les méthodes ne se valent pas toutes lorsque vient le temps d’injecter de nouvelles ressources dans les institutions.
À la rigueur, on pourrait dire qu’il est exagéré d’affubler de tous ces maux une campagne de communication qui, au fond, a pour objectif de transformer le regard que l’on pose sur la maladie mentale — sans plus. Personne n’est contre la tarte aux pommes. Sauf que pendant que Bell « cause » d’un côté, elle enfonce bel et bien le clou des préjugés de l’autre.
Lundi, des groupes communautaires œuvrant en santé mentale organisaient un événement public pour réclamer le retrait des ondes de Huissiers, une émission diffusée sur Noovo et produite par Bell Média. Diffusée depuis cinq saisons, cette émission, plus proche de la téléréalité que de l’émission de service, tente d’humaniser une profession mal aimée, en suivant des huissiers de justice sur le terrain.
Sauf qu’au fil des épisodes — du moins, la douzaine que j’ai pu écouter —, il se produit une étrange confusion. Les petits et les grands escrocs sont sans cesse confondus avec des personnes vulnérables ou en crise, que l’on évince de leur logement sans affect ni cérémonie, devant les lentilles impudiques des caméras. Les groupes mobilisés pour protester contre la diffusion de l’émission n’exagèrent pas en affirmant que Huissiers pose un regard déshumanisant sur des personnes déjà fragiles, alors même qu’elles traversent un moment particulièrement difficile.
Dans presque tous les épisodes, on présente au moins une éviction de locataire. À chaque fois, il apparaît pourtant que l’histoire à raconter se trouve plutôt du côté de l’évincé que du côté des huissiers qui exécutent le mandat. En présentant les choses de façon clinique, on véhicule l’idée que la justice, ce n’est rien de plus qu’un jugement bien exécuté, un « débiteur » dûment dépossédé, et on efface le drame social qui se déroule pourtant sous nos yeux.
Lors de l’événement de lundi, Carole Lévis, présidente du conseil d’administration du Regroupement des ressources alternatives en santé mentale du Québec (RRASMQ), s’inquiétait de l’impact de l’émission sur les préjugés que subissent les personnes vivant avec un problème de santé mentale. Surtout, ce genre de mise en scène télévisuelle omet l’imbrication des enjeux de santé mentale avec des dynamiques plus larges : « On individualise les problèmes sociaux comme la pauvreté, comme la crise du logement et le faible accompagnement des personnes en détresse », tranchait Carole Lévis.
En cela, Huissiers révèle paradoxalement tout ce qu’on omet lorsqu’on accepte de « causer pour la cause » sans engager une discussion plus sérieuse au sujet des déterminants sociaux de la santé mentale. La misère des gens devient alors un spectacle auquel on se résigne, pendant que l’on se réjouit d’avoir fait le plein de bons sentiments.