La vie gelée
En temps de pandémie, la fortune des dix hommes les plus riches du monde a augmenté au rythme effréné de 900 000 $ à la minute. Le club du 1 %, celui des gens les plus riches du monde, a accueilli quelques nouveaux seigneurs, dont les dirigeants de Moderna et de BioNTech. En un an, ce club des milliardaires a engrangé 3600 milliards de dollars supplémentaires. L’équivalent de 30 fois le budget annuel du Québec. Une somme qui représente ni plus ni moins, selon un rapport d’Oxfam, le total des dépenses annuelles consacrées à la santé pour tous les pays du monde.
En contrepartie, en ces temps de pandémie, n’est-ce pas étonnant de voir les États aussi démunis ? Je songeais à cela dimanche, sous un grand ciel bleu glacial. Le vent froid ronflait dans la tête des arbres. La neige crissait sous les pieds. Qu’importe le froid, il faut bien trouver à prendre de l’air dans ce monde qui nous étouffe.
En 2017-2018, la richesse des plus riches de la planète avait augmenté de 900 milliards, soit au rythme de 2,5 milliards par jour. Au même moment, celle de la moitié la plus pauvre de la population du globe avait chuté pour sa part de 11 %. En 2019-2020, c’était devenu pire encore. Cette accélération s’est poursuivie. Tout a continué de glisser du côté des abysses. Si bien que plus personne ne semble vraiment s’étonner de ces faits, comme s’il s’agissait de l’ordinaire de l’humanité, alors que ce niveau d’accaparement s’avère sans précédent. Elon Musk, un de ces barons voraces, s’est vu néanmoins nommer personnalité de l’année, après qu’on l’eut affublé d’un masque d’humaniste, qu’il porte fièrement au milieu du théâtre où cette richesse décomplexée se donne en représentation. Cet ami du genre humain caresse le rêve de coloniser la planète Mars, s’émerveille à l’idée de mettre en orbite des automobiles, tandis qu’il vend des armes létales de type lance-flammes pour amuser des imbéciles. Voilà apparemment de quoi se faire élire pape, si l’envie lui en prend.
La majorité des États se trouvent incapables de financer des soins de santé dignes de ce nom pour leur population. Les critères, même dans des pays bien portants comme le Québec, sont volontiers revus à la baisse, faute d’argent et de moyens pour financer les soins. Surtout, il n’est jamais question de déplaire aux puissants, dont les États sont devenus les larbins obéissants. Si bien que, depuis des années, les États s’appauvrissent tandis que les très riches se dorent la couenne au soleil de leur argent. L’industrie du luxe, reflet éclatant de cette disparité des revenus mondiaux, ne s’est jamais si bien portée. Elle a fait un bond prodigieux en avant en temps de pandémie. Une maigre partie de l’humanité se gargarise avec du champagne tandis que le gros de la planète se noie dans ses larmes. Ce sont plus de 3,7 milliards d’humains qui se retrouvent désormais à la merci d’une cinquantaine de grands barons de la finance, rapportait la banque Crédit Suisse. Moins de 200 familles financent l’essentiel de la vie politique américaine qui offre chaque jour l’image d’un naufrage démocratique. La démocratie, qui repose sur le principe de l’égalité devant la loi, ne peut survivre au milieu de tels écarts économiques.
Lorsque je suis rentré chez moi, en soirée, ce fut pour y constater que les tuyaux inutilisés en journée avaient gelé. Tout risquait d’éclater. À -30 °C, dans ces environs-là, il faut se méfier un peu de l’isolation des vieilles maisons. Je n’ai pas desserré l’étau de mes lèvres pour éviter qu’il n’en sorte trop de jurons. Qu’est-ce qu’on fait quand tout est bloqué ? Comment agir devant des tuyaux gelés ? Ce doit être un peu comme en société, lorsque l’heure vient de la réformer : ouvrir un mur, pratiquer une brèche, faire vite tomber les illusions de la finition lisse des surfaces pour s’attaquer à ce qui se cache dessous, dans les fondations des structures. Couteau. Scie. Arracher le plâtre. Arracher le bois. Tout ça.
Il existe aujourd’hui 2 milliards d’êtres humains qui, selon la Banque mondiale, entrent dans la catégorie des « extrêmement pauvres ». Prétendre à répétition, pour mieux l’excuser, que l’organisation capitaliste du monde a permis à ces gens de jouir au moins de conditions meilleures est une aberration. Cela en vient à passer sous silence que la puissance des cinq cents entreprises supranationales les plus riches contrôle désormais la vie de plus d’individus qu’aucun roi ou despote ne l’a jamais fait dans toute l’histoire. Et on voudrait ensuite nous faire croire que les misères de l’humanité tiennent à une immigration mal contrôlée, à des obsessions quant à l’identité, à quelques bons sentiments…
Dans une époque où les milliardaires se disputent chaque année les premières places des palmarès des yachts privés les plus longs et les plus luxueux, ce sont 60 % des habitants de la planète qui survivent avec l’équivalent de moins de dix dollars par jour. Depuis la pandémie, selon l’organisme Oxfam, il s’agit de la plus forte augmentation des indicateurs de la pauvreté depuis que ces types de données sont recensés.
Des millions de personnes vivent dans des conditions indignes. Pourtant, l’humanité n’a jamais été aussi bien équipée de moyens pour leur venir en aide, cependant que la faim, les épidémies, la soif et la destruction de l’environnement continuent de détruire des vies à grande vitesse. La misère prospère au milieu d’une désolante opulence.
Au centre-ville de Montréal, une femme est morte de froid. Elle était sans domicile, en plein hiver. Quelques jours plus tôt, un autre itinérant est décédé de la même façon. Ces gens ne meurent-ils pas un peu tous les jours ? Les organismes d’aide sont débordés, même pour cette portion de la misère la plus visible. Qui s’en soucie, alors qu’un nombre infini d’immeubles neufs poussent vers le ciel et que les secours ne suffisent plus ? La vie continue, comme par le passé. Gelée.