Les égoïstes
L’idée de frapper la vie des non-vaccinés a vite fait son chemin, comme si de rien n’était. Une « contribution santé », une amende salée imputée aux non-vaccinés, un passeport pour autoriser la simple circulation intérieure : les dirigeants de l’État québécois semblent bouillir d’une rage vaine, qui s’alimente de leur propre impuissance. Et nous, qui les regardons devenir ainsi vindicatifs, ne pouvons nous empêcher de penser qu’ils se cherchent ainsi un objet pour se venger de leur inefficacité.
L’idée générale retenue à l’égard des non-vaccinés est qu’ils seraient égoïstes. J’en connais pourtant, comme vous peut-être, qui donneraient leur chemise pour aider leur prochain. Mais le premier ministre François Legault, comptable de formation, aime formater le réel aux étroites dimensions de ses tableaux Excel. Il tient un chiffre, cela lui suffit : 10 % de non-vaccinés représentent 50 % des hospitalisations. Voilà toute la complexité d’une pandémie réduite à une équation trop simple, qui commande des solutions de même nature.
Existe, bien entendu, le non-vacciné grossier, l’intempérant militant, vociférant, éructant, celui qui flirte à tout moment avec des élucubrations farfelues, celles d’une droite populiste qui carbure aux pires élans réactionnaires. Peut-être faudrait-il se demander comment ces vues d’enragés, devenues omniprésentes à force d’être relayées et diffusées par des médias poubelles, se sont incrustées dans les mentalités, souvent derrière le commode paravent du supposé « gros bon sens », ce fruit sec d’esprits mal dégrossis. Faut-il punir individuellement ce qui résulte en partie d’un continuel laisser-aller collectif en matière d’information et d’éducation ?
Il est facile de houspiller quelques « ostrogoths » partis faire le party sur les ailes d’un vol nolisé. Pourtant, n’est-ce pas exactement ce même type de comportements sociaux, bêtes à en pleurer, qui sont applaudis depuis des années, semaine après semaine, dans des émissions de téléréalité ? Notre monde apparaît, à plusieurs égards, s’être donné les moyens de reproduire surtout de petits esprits.
Des illuminés du développement personnel, du genre Jean-Jacques Crèvecœur, plaident à répétition les arguments de la déraison la plus abracadabrante pour tenter de justifier leur opposition forcenée au vaccin. À quoi sert-il d’évoquer la science contre eux puisqu’ils choisissent sciemment de l’ignorer ? L’usage de la force contre ces « covidiots » ne risque pas de les convaincre d’infléchir leur attitude de croisés, mais bien de les radicaliser davantage. Ces gens sont-ils pour autant responsables à eux seuls, comme voudrait le faire croire le gouvernement, d’un système au bord de l’éclatement depuis des années ?
Parmi les non-vaccinés se compte peut-être le groupe le plus important, celui des malheureux et des hésitants. Des sans-abri, des individus qui souffrent de problèmes de santé mentale, d’autres éclopés de la société qui souffrent, depuis toujours, d’un manque de soutien chronique. Des Autochtones, réfractaires aux vaccins, vont-ils se retrouver, encore une fois, relégués au statut d’étranger en leur propre pays ? Qu’en est-il aussi des milliers de personnes âgées, des sans-papiers, des malades, des isolés du fin fond des bois, des analphabètes de l’informatique et de tous les écrapoutis de la vie ? Leurs pupilles noires ne cessent de se dilater devant les maux sociaux dont ils sont soudain accusés.
Que le président français, Emmanuel Macron, à la veille d’une élection où l’extrême droite zemmourienne lui chauffe les fesses, déclare vouloir « emmerder » les récalcitrants au vaccin suffit pour que, de ce côté-ci de l’Atlantique, il soit suggéré à François Legault de suivre cet exemple assez peu opportun, comme si pareille dérive autoritaire était de nature à concrétiser autre chose qu’une division encore plus marquée de la société. Un problème de santé mondialisé tient-il à la seule vaccination de 100 % des récalcitrants d’un espace national ?
Permettez un pas de côté. À l’issue du procès consécutif aux sévices dont a pâti la malheureuse fillette de Granby, l’avocat de la couronne a déclaré qu’il s’agissait d’un dossier classé, que cette petite suppliciée pouvait enfin reposer en paix. Se trouvait ainsi ramené aux dimensions d’un simple procès ultra-médiatisé un autre problème criant en matière de santé publique, celui de la maltraitance des enfants. Les taux de signalement des enfants ne cessent de grimper. Et les mesures strictement coercitives n’y peuvent rien changer. Combien de spécialistes ont plaidé l’urgence, pour enfin y remédier, d’assurer un meilleur soutien social, de construire des logements abordables, d’assurer aux familles des revenus autres que misérables et une éducation gratuite de qualité ?
Peut-on se demander comment notre système de santé se montre à ce point fragilisé ? Faut-il remonter, pour le comprendre, au temps où le conservateur Lucien Bouchard, aveuglé par ses élucubrations autour du déficit zéro, renvoyait chez elles des milliers d’infirmières, ou encore regarder, plus près de nous, comment le ministre Gaétan Barrette a pu travailler à la hache dans des espaces déjà vulnérables ? Le système éclate depuis des années, sous les pressions sournoises de la privatisation. Est-ce en stigmatisant les non-vaccinés, en créant de la hargne, autrement dit en faisant diversion, qu’on réglera ces problèmes ?
Être ensemble, faire société, suppose de tolérer qu’il ne peut y avoir d’unanimité. Cela s’avère exigeant, plus exigeant que de se contenter d’affirmer à tout venant ses intentions d’imposer l’unité sur-le-champ plutôt que de se donner, pour tous, les moyens de la créer durablement.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.