Entre la vie et la mort
Les premiers grands froids ont charrié avec eux une tragédie prévisible. Lundi, un homme de soixante-quatorze ans a été retrouvé inanimé dans le campement où il avait élu refuge, dans un boisé de Notre-Dame-de-Grâce, à Montréal. Il serait mort de froid, faute d’avoir pu se rendre dans une ressource d’hébergement.
Offrant les condoléances d’usage, Valérie Plante a déclaré que ce drame aurait pourtant pu être évité, puisqu’il y a, semble-t-il, assez de places dans les refuges pour offrir le gîte à quiconque daigne s’y rendre. Du même souffle, elle a annoncé que le Stade de soccer de Montréal serait mis à contribution pour accueillir jusqu’à 300 personnes infectées par le coronavirus, histoire de soulager un peu les refuges de la métropole.
Juste avant de partir, le Dr Horacio Arruda a même accordé aux ressources d’hébergement une étrange bénédiction, en leur recommandant d’ouvrir au maximum de leur capacité, peu importe les contraintes sanitaires. On envoie donc le message que les prochains mois s’annoncent rudes, mais que tout a été mis en place pour éviter que d’autres vies ne soient fauchées par les griffes de l’hiver.
Au téléphone, Annie Savage, du Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM), s’emporte : « Ce n’est pas vrai qu’on est censés faire la différence entre la vie et la mort ! » Les organismes communautaires en itinérance en ont plein les bras et gros sur le cœur. Car, malgré ce qu’on a laissé entendre, les leçons n’ont pas été tirées de l’hiver dernier, ni d’ailleurs d’aucun hiver passé, et le milieu communautaire est aujourd’hui plongé dans ce qui a tout d’une véritable tempête.
« L’an dernier, à pareille date, on vivait des éclosions, mais le contexte était différent parce que l’état d’urgence avait été déclaré dès l’automne à Montréal. On a eu accès à plus de ressources, beaucoup plus tôt dans la saison », explique Annie Savage. Elle ajoute que ce n’est pas seulement la Ville qui a traîné les pieds : « On attendait aussi beaucoup plus du ministère de la Santé, surtout après l’année qui venait de s’écouler. »
Les groupes qui offrent de l’hébergement aux personnes en situation d’itinérance dénoncent depuis longtemps le manque de locaux, tout comme le financement instable et insuffisant de leurs activités. Sans surprise, ces problèmes n’ont fait que s’intensifier avec la pandémie, et aux carences matérielles et financières s’est ajouté un manque alarmant de personnel. Les groupes fonctionnent à effectifs réduits à cause des éclosions répétées. Beaucoup de gens ont aussi jeté l’éponge par épuisement.
En plus, une étrange compétition pour la main-d’œuvre s’est installée entre le réseau public et le milieu communautaire. Alors que le réseau de la santé et des services sociaux a lui aussi besoin de renforts de toute urgence, on courtise les personnes qualifiées dans le communautaire, à qui l’on propose des postes qui répondent à des besoins tout aussi criants, mais pour un bien meilleur salaire. Si bien qu’il ne reste plus beaucoup de monde pour faire exister les places promises en hébergement — alors qu’on semble effectivement compter sur ces places pour éviter des décès.
Cette semaine, sur sa page Facebook, le RAPSIM invitait les intervenants en itinérance à témoigner de l’état de la situation sur le terrain. Ann-Gaël Barrère-Whiteman, qui œuvre à La Rue des femmes et à la Maison Jacqueline, décrivait ainsi l’intensification de la violence de la rue pour les femmes qui y vivent : « Des femmes [sont] à nos portes jour après jour, nuit après nuit, épuisées, à bout de force, en pleurs, avec des engelures et des blessures d’agressions, nous suppliant de les faire dormir par terre quelques heures juste pour être au chaud et en sécurité. Elles se font chasser à coups de bâton ou de pieds des entrées d’immeuble où elles essaient de se réfugier ; elles font le tour de la ville en autobus, seul moyen de pouvoir être assise pendant un moment jusqu’à ce qu’on leur demande de descendre. »
Lorsque nous discutons, Mme Barrère-Whiteman m’explique que la situation est inédite : jamais l’espace urbain n’a été aussi hostile aux personnes qui n’ont nulle part d’autre où aller. L’imposition d’un passeport vaccinal, par exemple, complexifie l’accès à plusieurs espaces intérieurs où il était possible de se réchauffer auparavant. Et il y a le couvre-feu, encore et toujours, qui pousse à l’isolement. S’ajoute à cela l’effet de la crise du logement, qui pousse un nombre grandissant de gens à l’instabilité résidentielle.
Ce qui est fascinant dans toute cette histoire, c’est que les problèmes décrits ici se posent de la même manière d’une année à l’autre. D’ailleurs, à pareille date l’an dernier, j’écrivais une chronique à peu près identique pour rendre compte des effets appréhendés du couvre-feu dans le milieu de l’itinérance. Les pires scénarios se sont concrétisés l’an dernier, et rien n’a été fait entre-temps pour rectifier le tir. Comme si, d’une année à l’autre, on était surpris que l’hiver revienne. Chaque fois, on repart du même point, encaissant toujours une couche d’usure supplémentaire.
Ce n’est pas surprenant, puisqu’on oublie aisément ce qui se trouve dans les marges. Or, comme pour tout le reste, la pandémie nous force ici à regarder en face tout ce qu’on a trop longtemps balayé sous le tapis. Le problème de l’itinérance n’a jamais été pris en charge sur le fond par les institutions qui ont le pouvoir de le faire. Voilà pourtant une question de vie ou de mort.