Les questionnements de Lorraine Pintal
Depuis l’annonce de la fermeture des salles, des avis d’annulation ou de suspension de spectacles et de films se sont succédé. Encore cette semaine pour La Traviata de l’Opéra de Montréal prévue dès fin janvier. Ce casse-tête des remboursements de billets se gère avec le savoir-faire acquis au premier confinement, mais aussi avec le cœur gros. Les autorités sanitaires ont beau prévoir des flambées en février, certains directeurs de temples artistiques n’ont pas remisé leurs rêves d’un Omicron en feu de paille, qui brûle fort et s’éteindra vite. Des calendriers affichent des programmations à peine changées en début d’année ; d’autres grilles exhibent les trous béants des prochains mois. Un climat de flottement et de confusion.
Si des optimistes rêvent à la fin prochaine du couvre-feu, la mode des arcs-en-ciel et des « ça va bien aller » apparaît en net déclin. Qui peut, aujourd’hui, nier la nécessité de réduire ses contacts, même dans des lieux protégés, hormis des influenceurs en goguette ?
Les amis de la culture savent pourtant que la société traverse une époque charnière dans leur secteur. Au bout du tunnel, les œuvres fragiles pourraient peiner sérieusement à retrouver un jour leur public. Car le raz de marée change des habitudes. De nouveaux modes de consommation culturelle balayaient déjà les anciens avant la pandémie. Couper des ponts accélère les processus de mutation collective. L’angoisse est palpable dans le milieu. Sauf qu’aujourd’hui, chacun se sent touché et connaît dans son entourage des personnes contaminées. Des directeurs de salles, qui protestaient en décembre, l’ont fait avec moins d’exaspération que lors des vagues précédentes, mais avec autant de peine et un brin de philosophie.
Prenez le théâtre du Nouveau Monde (TNM). Lysis, adaptée de la comédie Lysistrata d’Aristophane (411 av. J.-C.) sur une grève du sexe des femmes d’Athènes pour faire cesser la guerre, devait prendre l’affiche dès le 11 janvier après un premier report covidien. Création libre de Fanny Britt et d’Alexia Bürger sur une mise en scène de Lorraine Pintal, la pièce propose une action contemporaine à Montréal et des enjeux multiples aux combats féminins. Bénédicte Décary y tient le rôle-titre. Or, le nouvel ennemi au nom grec d’Omicron déjoue les projets théâtraux avec des effets de toge. Le cœur gémit. Ça va si mal partout.
Lorraine Pintal, la directrice du TNM a pris cette semaine la décision d’annuler Lysis. « C’est un grand deuil, confesse-t-elle, un vrai crève-cœur. Une pièce portée durant deux ans, qui affronte sa seconde annulation… » Les décors de Lysis sont toujours là, battant des ailes, en attente de répétitions évanouies. Reste la possibilité de remettre le spectacle au printemps 2024. L’horizon paraît lointain, mais ça passe vite. Et puis une captation est au menu pour des scènes clés de la pièce avec webdiffusion prochaine.
Lorraine Pintal se concentre sur Les Trois Sœurs de Tchekhov, prévu sur ses planches en février. Elle s’offre jusqu’au 31 janvier avant de prendre une décision finale. « J’essaie de ne pas baisser les bras trop vite, mais s’il le faut… »
L’amazone ne guerroie plus comme avant en protestant contre la fermeture des temples artistiques, si respectueux des consignes. « Des opérations médicales sont annulées. Et nous, on voudrait ouvrir un théâtre avec dix-sept interprètes pour un public qui se poserait des questions ? Viendrait-il d’ailleurs ? demande la femme de théâtre. L’Omicron, c’est un taux de transmission énorme. Il faut que les théâtres se montrent solidaires avec la population éprouvée. Nos salles étaient-elles des foyers d’éclosion ? Je pense que non. Mais la catastrophe est planétaire. Je ne veux pas faire comme en Belgique en déclarant qu’un art vivant doit s’imposer par-dessus tout. »
De fait, des manifestations monstres à Bruxelles au lendemain de Noël avaient poussé l’État à rouvrir les salles de spectacle et de cinéma déjà fermées. Preuve de l’importance de l’art en Europe, fleuron du vieux continent. Reste que l’heure est grave. La culture, si vitale, peut-elle rouler sur une piste vide ? Pour quelques semaines, du moins, retenir son souffle semble à plusieurs la seule autre option possible.
Au Québec, depuis les premiers remous de la COVID, le TNM avait moins souffert des contraintes sanitaires que des institutions plus fragiles. « Mais on n’a pas pu organiser de matinées scolaires depuis deux ans. Retrouverons-nous le jeune public ? » demande Lorraine Pintal avec anxiété. Si le milieu culturel a assourdi ses hauts cris face à l’ampleur de l’ouragan Omicron, il n’en sortira pas moins meurtri des épisodes pandémiques. Peut-être davantage à l’écoute des grandes tragédies à l’heure d’en témoigner toutefois. La création est affaire de résilience aussi.