La novlangue de Létourneau
L’historien Jocelyn Létourneau est un « bonne-ententiste » optimiste. Les lunettes roses avec lesquelles il interprète notre histoire lui inspirent une vision irénique du parcours québécois et lui font presque chanter « tout va très bien, Madame la Marquise » sur les ruines de la Conquête de 1760, dans laquelle il ne voit qu’une simple « bifurcation ». En historien motivateur, Létourneau refuse le drame et ne trouve que du bonheur partout, sauf dans le nationalisme québécois. Son enthousiasme est si grand qu’il lui fait prendre les colonisés qu’il croise pour des citoyens du monde décomplexés.
Dans « Vers une décolonisation de l’identitaire collectif ? », sa contribution à l’essai Le Québec et ses autrui significatifs (Québec Amérique, 2021, 448 pages), Létourneau pousse le bouchon du jovialisme si loin qu’on en vient à se demander dans quel monde il vit. Je n’aurais rien dit de ce texte déconcertant s’il avait été signé par quelqu’un d’autre. Si j’en parle, c’est que je tiens Létourneau pour un esprit brillant doublé d’un prosateur élégant. Cette fois, cependant, je n’arrive pas à tempérer mes critiques quant à ses thèses, tant son discours confine à la novlangue.
Létourneau, dont l’œuvre porte moins sur l’histoire comme telle que sur la conscience historique des Québécois, c’est-à-dire sur l’idée générale qu’ils se font de leur histoire, y va d’abord de quelques constats, dans bien des cas indéniables. Majoritairement, note-t-il, les Québécois francophones de moins de 45 ans ne se préoccupent plus de la question nationale, à laquelle ils préfèrent les enjeux sociaux et environnementaux. Pour eux, l’anglais « n’est pas la langue de l’Autre aliénant », mais « une langue autre qu’ils font leur aussi ».
Le récit national codifié par François-Xavier Garneau, au XIXe siècle, qui faisait de la survivance notre devoir collectif, et celui de la Révolution tranquille, qui revendiquait l’égalité ou l’indépendance par rapport à l’Autre, c’est-à-dire au Canada anglais, ne résonnent plus pour eux. Ces jeunes Québécois, interculturalistes et pluralistes, note Létourneau, sont ailleurs.
Pour eux, continue-t-il, « l’indépendance n’est plus un projet, elle est une réalité instituée et vécue à défaut d’être une réalité constitutionnalisée et convenue ». Ils pensent le monde dans les termes « de l’interdépendance, de la souveraineté dispersée » et du présent, sans toutefois, insiste Létourneau dans une apparente contradiction, « déshistoriciser » leur identité.
Admettons que le portrait soit globalement juste. Faut-il pour autant s’en réjouir et refuser de mettre en cause le contenu de cette nouvelle vision du monde ? C’est le choix de Létourneau, visiblement ravi de cette tournure.
Cette « révolution silencieuse » de l’identité collective témoignerait, selon lui, de « l’assurance des jeunes », qui, enfin libérés du poids du récit ancien présentant tristement le Québec comme une nation empêchée de s’épanouir, ne se percevraient plus comme des vaincus, « mais [comme] des vainqueurs à leur manière ». Ces jeunes, selon Létourneau, ne se laisseraient pas aller au confort et à l’indifférence, mais avanceraient plutôt « entre l’optimisme et l’ouverture ». Pour l’historien, d’où ma référence à la novlangue, se décoloniser, c’est simplement ne plus se percevoir comme un colonisé.
Or, qu’en est-il du réel ? Justifie-t-il cette nouvelle conscience historique pleine de candeur ? En décembre dernier, Bob Rae, ambassadeur du Canada à l’ONU, qualifiait la loi 21 de discriminatoire et la jugeait incompatible avec la Déclaration universelle des droits de l’homme. Or, le Québec n’a pas de voix propre à l’ONU pour se défendre. C’est ça, la dépendance.
Dans une foule de domaines cruciaux, le Québec dépend du Canada, alors que l’inverse n’est pas vrai. Pour défendre le français, le Québec dépend de la Constitution canadienne, qu’il n’a pas signée. Pour organiser un référendum sur la souveraineté, il doit se soumettre à une loi fédérale caractérisée par l’arbitraire de ses règles.
Toutes les nations, bien sûr, sont interdépendantes, mais aucune de celles qui disposent de la souveraineté étatique n’accepterait d’y renoncer pour devenir la province d’une autre. Les Québécois peuvent bien s’illusionner et se contenter, avec Létourneau, de disposer d’un « petit État-nation presque souverain », ils ne changeront pas, par une opération de l’esprit, leur réalité de nation « provincialisée, annexée à la nation dominante », comme l’écrit le sociologue Jean Lamarre dans Connaître l’histoire du Québec, une brochure synthétisant la pensée essentielle de l’historien Maurice Séguin, publiée par la fondation du même nom.
Pour Jocelyn Létourneau, se décoloniser, c’est oublier qu’on est colonisé, faire comme si de rien n’était, être un cocu content. Une telle insouciance, de la part d’un historien de ce calibre, déçoit.