« Le Monde » d’aujourd’hui
Le retour à Paris en octobre après deux ans d’absence, j’ai dévoré la presse imprimée. Tenir les journaux français en main, installé à l’extérieur d’un café sympa, était un régal, l’antithèse de mon écran monotone et silencieux à New York.
En tête des actualités, j’ai découvert la montée spectaculaire d’Éric Zemmour et une conséquente menace à droite pour Marine Le Pen, jusque-là donnée favorite pour accéder au deuxième tour contre Emmanuel Macron. Parallèlement, on commentait la fragmentation, voire l’effondrement, de la gauche. Le poids lourd de 2017, Jean-Luc Mélenchon, se retrouvait affaibli sur un terrain émietté par la candidate socialiste Anne Hidalgo, l’ancien ministre socialiste devenu indépendant Arnaud Montebourg, le vert Yannick Jadot et le communiste Fabien Roussel.
En tant qu’homme de gauche, je compulsais surtout mon quotidien préféré, Le Monde, penchant lui aussi historiquement à gauche et bien situé pour analyser, avec une certaine compassion, les chances de Mélenchon contre le président sortant, un libéral convaincu. Avec 19,58 % des voix il y a cinq ans, Mélenchon avait manqué de très peu d’accéder au deuxième tour contre Macron (Le Pen y est arrivée avec 21,30 %). Mais sa cote de popularité est en baisse par rapport à 2017 — fin décembre, il se trouvait autour de 10 % dans les sondages —, et les appels étaient nombreux pour qu’il participe à une primaire de la gauche qui désignerait un seul candidat « d’unité ».
Mais voilà Le Monde devenu visiblement hostile à Mélenchon, malgré les positions surtout sociales-démocrates et populaires du député de Marseille. Du journal fondé par un résistant sur les cendres de Vichy venait une véritable rafale de méchancetés et de déformations. Cette négativité semble remonter à octobre 2018, lorsque Mélenchon avait violemment protesté contre la perquisition du siège de son mouvement par des policiers en quête de preuves d’abus de confiance et de détournement d’argent public. « Je suis un parlementaire », avait hurlé Mélenchon devant la porte d’entrée. « La République, c’est moi ! Ma personne est sacrée… » Coup de tête, bêtise politique ou comédie tactique ? Je ne sais pas, mais le journal de référence français a répondu pareillement avec violence, tonnant dans un éditorial titré « La funeste colère de Jean-Luc Mélenchon » : « Voilà enfin un homme qui ambitionne de rassembler “le peuple”, à commencer par celui de gauche, et qui perd ses nerfs, “disjoncte” en public, bref, démontre qu’il n’a pas la maîtrise indispensable aux fonctions auxquelles il aspire. »
Trois ans plus tard, je lis un article censé être un reportage qui accentue l’idée de « La fin d’un cycle » pour Mélenchon et celle de son prétendu sentiment voulant « que cette dernière campagne présidentielle soit la bonne, ou du moins qu’elle se fasse sans regret ». C’est donc la fin d’un vieux gauchiste moisi ? Apparemment. L’éditorial du 10 octobre traitant des critiques lancées par Mélenchon et d’autres sur la méthodologie des sondeurs a ricané de sa persistance et de celle d’un autre candidat dévalorisé par Le Monde : « Au bout de trois candidatures, Marine Le Pen comme Jean-Luc Mélenchon apparaissent désormais passablement usés dans leur costume de candidat hors système. » C’est quoi, ce message ? Que, dans le fond, il est ennuyeux de suivre Mélenchon, pour les électeurs tout comme pour les journalistes ?
Ironiquement, Le Figaro, journal de droite qui a bercé Zemmour, s’annonce nettement plus aimable envers le candidat gauchiste. Le 18 octobre, devant un ralliement de La France insoumise à Reims, le correspondant du journal matinal s’est montré admiratif du chef : « Jean-Luc Mélenchon est rarement meilleur sur la forme que dans ses grands meetings présidentiels. Pour l’un des premiers grands rendez-vous de sa troisième campagne, il n’a pas fait exception. » Une troisième campagne, n’est-ce pas une de trop ? Peut-être que quelqu’un au journal conservateur conserve le souvenir de François Mitterrand victorieux à sa troisième tentative. Présent au même meeting, le correspondant du Monde s’est contenté d’écrire que Mélenchon avait « brassé large » dans son discours.
Plus récemment, Le Monde a dévoilé une condescendance remarquable envers Mélenchon. Face à la flambée de Zemmour, pour lequel le taux de soutien frôlait les 14 %, comment répondre à la menace de l’extrême droite ? À lire Le Monde, on dirait que la seule solution de rechange à Zemmour ou à Le Pen au deuxième tour — et pour battre Macron — est Valérie Pécresse, la candidate de centre droit des Républicains. À la une du 7 décembre (de retour aux États-Unis, je lis mon édition fac-similé), le journal présentait Pécresse comme une potentielle sauveuse — gros titre et photographie en haut de la page avec un sous-titre significatif : « Parmi les soutiens d’Emmanuel Macron, le positionnement de la candidate suscite une certaine crainte. » En bas de la page en petits caractères était mentionné Mélenchon, apparu le lendemain de la désignation de Pécresse sous la Grande Arche de La Défense en présence de 4500 partisans. Selon Le Monde, Zemmour, en même temps, « tenait son premier meeting de candidat, dans une salle potentiellement sept fois plus grande ». « Non, la France n’est pas l’extrême droite », a claironné Mélenchon. Le Monde : « Le meeting terminé, tout le monde rentre dans le calme » tandis que « les partisans de Zemmour se battent avec des militants antiracistes. Au jeu des comparaisons, tout ne va pas si mal pour Jean-Luc Mélenchon ».
Au jeu des comparaisons, il y a quelque chose qui va mal au journal Le Monde.
John R. MacArthur est éditeur de Harper’s Magazine.
Sa chronique revient au début de chaque mois.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.