Attendre et espérer
Qu’allez-vous faire de ce temps d’arrêt, celui du temps des Fêtes, un temps qui, en vérité, se conjugue d’ordinaire avec une agitation supplémentaire ?
Pandémie ou pas, l’injonction qui pèse sur nous, à l’approche des Fêtes, demeure toujours la même : « Reposez-vous ! Prenez du temps pour vous ! » En vérité, les tensions et les déplacements de fin d’année ne conduisent jamais à la quiétude. Tout le monde le sait. Cependant, c’est comme si le cours de la vie réelle tentait de racheter l’agitation qu’il nous crée, en faisant croire à la réalité de son contraire, par les faux-semblants du discours. Pourquoi ?
« Achetez plus et économisez davantage ! » Pour vous détendre, en vue des célébrations, on vous enjoint d’abord de consommer plus que de raison. Comment portez-vous la charge de vos dettes accumulées ? Au pire, vous vous le demanderez en janvier, en mangeant vos restes de dinde congelés, tout en parlant avec satisfaction des rabais d’échelle que vous avez obtenus dans différents supercentres voués à faciliter votre surconsommation.
Les célébrations de Noël, il s’agit bien d’un temps modelé d’avance, consenti à la société, à ses rites, à ses révérences obligées, à des déplacements en série en tous sens, à des convenances faites de sourires forcés, de quelques becs pincés, au beau milieu de fragiles moments de bonheur avec ces gens parfois lointains qui nous sont pourtant proches. Cependant, à l’heure où il est plus que jamais difficile, en raison de la pandémie, de vivre pareilles habitudes, même les plus désagréables d’entre elles nous apparaissent maintenant comme des manques.
Tout va si vite apparemment qu’il est entendu, paraît-il, que nous n’avons plus même le temps de lire. Tout le monde trouve pourtant le temps de se taper de longues téléséries, les unes après les autres. Combien de temps consenti, au cours de la dernière année, à être les captifs consentants de séries dont il ne vous reste plus, au final, qu’un vague souvenir à étaler dans vos fragments de conversations disséminées sur les réseaux sociaux ?
Dans sa critique décapante d’un Québec qui s’aveugle quant à l’à-propos d’un « troisième lien », ce pont-tunnel hors de prix à creuser entre la vieille capitale et Lévis, l’essayiste Simon-Pierre Beaudet procède en prime à un mitraillage latéral de plusieurs traits de société. Au sujet de notre engouement collectif pour les séries télévisées, il écrit ceci : « les enfants des banlieusards sont devenus des intellos précaires trop dans le jus pour lire un livre, mais qui trouvent le temps de “binge-watcher” la dernière saison de n’importe quelle fantasy dystopique néo-noire, pour autant qu’elle soit sur Netflix ». Convenons que ce n’est pas tout à fait faux, comme une bonne part de ses propos par ailleurs.
L’arrivée de deux puis de trois postes de télévision, à compter des années 1960, assurait que toute la société serait désormais éclairée, le soir venu, par la même lumière bleutée. La télévision apparaissait comme le continent commun de l’humanité. Elle deviendra en fait le témoin parfait, écrit Beaudet, de l’uniformité asséchante de notre mode de vie américanisé. Sommes-nous plus riches désormais pour être passés du registre de trois chaînes à celui d’une seule, baptisée Netflix ?
La toute-puissance du capitalisme financier nous a convaincus que nous étions tous désormais des millionnaires en puissance, capables de fumer les gros cigares de la réussite. Désirez-vous un cigare ? Parmi les marques les plus célèbres figurent, en bonne place, les Montecristo. Ces barreaux de chaise doivent leur nom au fait qu’à l’époque de leur création, les ouvriers cubains demandaient qu’on leur lise des livres tandis qu’ils s’affairaient à rouler leurs fines feuilles de tabac. Ils furent à ce point passionnés par le roman d’Alexandre Dumas qu’ils demandèrent à l’écrivain, en hommage, la permission de baptiser de ce nom le fruit de leur labeur. Ainsi sont nés les cigares Montecristo.
Dans À la ligne, des « feuillets d’usine » signés par Joseph Ponthus, un écrivain décédé prématurément cette année à l’âge de 42 ans, l’ouvrier qu’il était nous aide à saisir un rapport au monde que nous oublions trop facilement, sauf peut-être quand, soudain, nous est rappelée la vie des travailleurs des abattoirs, des manutentionnaires des SAQ ou celle des petites mains des services de soutien à l’enfance, pour ne donner que quelques exemples récents.
Aux premiers temps de l’expansion à tous crins du capitalisme, les ouvriers des ateliers se voyaient facturer jusqu’à la lumière qui les éclairait faiblement. Leurs patrons n’allaient tout de même pas payer pour éclairer la noirceur de leurs conditions ! Nous avons l’impression de nous être affranchis tout à fait de ces conditions misérables où chaque corps n’était qu’une simple annexe vivante de machines de toutes sortes. Pourtant, la pandémie n’a-t-elle pas souligné à quel point la nouvelle réalité du travail nous renvoie à des mondes d’autrefois ? Les liens entre chacun de nous sont brisés. Les outils de production sont de nouveau fournis par les employés. Il n’est plus même possible de s’approprier, non pas juridiquement, mais symboliquement, un espace de travail au sein de l’entreprise. Le travailleur, envisagé comme de plus en plus autonome, n’est-il pas en fait plus servile que jamais ?
Ce n’est pas sans raison qu’attendre et espérer demeure le lot d’une large partie de l’humanité, rappelle Joseph Ponthus dans son livre. Ce sont d’ailleurs les derniers mots de Monte-Cristo : « le comte ne vient-il pas de nous dire que l’humaine sagesse était tout entière dans les ceux mots : Attendre et espérer ! ». Soyons sages. Mais pas trop. Bonne année. Je vous reparle en janvier.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.