La banalisation du mouvement antidémocratique

En cette fin de 2021, le constat s’impose. Des années Trump, il reste le legs d’une société fracturée. Une inertie qui a mené à 800 000 morts. Une Cour suprême qui détricote l’armature juridique tissée au cours des dernières décennies. Des années Biden (jusqu’à présent), on retiendra la notion de continuité plutôt que celle de rupture : continuité dans les tensions avec la Chine, continuité de « l’Amérique d’abord », continuité dans la gestion de l’immigration.

Mais ce qui prévaut par-dessus tout est la banalisation de l’anormalité. La normalisation des vagues pandémiques. Des ruptures dans les chaînes d’approvisionnement. De la volatilité des régimes frontaliers. De l’érosion des institutions démocratiques.

Dans ce courant de banalisation figurent les événements du 6 janvier 2021. Même si la commission d’enquête parlementaire de la Chambre des représentants sur le 6 janvier rassemble et met bout à bout des informations, des documents, des témoignages pour tenter de dresser un portrait de ce qui s’est vraiment passé ce jour-là, les souvenirs s’effacent graduellement.

Il n’y a pas si longtemps — au début de ce millénaire, peut-être —, ses travaux auraient eu la résonance de l’enquête sur le Watergate. Mais tel n’est plus le cas… Comme si le modèle démocratique s’était lassé de lui-même, comme si l’opinion publique avait développé une forme de résistance à l’indignité, comme si la probité devenait forcément partisane. Au point où de moins en moins d’Américains comprennent l’intérêt que l’État sanctionne les acteurs de l’émeute. Un tiers des Américains n’a pas même connaissance des travaux de cette commission, et la majorité de ceux qui en sont informés doute de la justesse des conclusions qui en résulteront.

Pourtant. C’est bien une foule galvanisée par des harangues incendiaires d’acteurs déçus et déchus qui s’est lancée à l’assaut du Capitole le 6 janvier dernier. Une foule criant à la pendaison de Mike Pence, lui qui, dans un sursaut démocratique, avait choisi de ne pas remettre en cause la certification des votes des grands électeurs (est-il nécessaire de redire, encore à ce stade, qu’aucune investigation, AUCUNE, n’a permis d’établir l’existence d’une fraude massive ?). C’est cette foule qui a arboré ouvertement les drapeaux d’organisations d’extrême droite (des milices des Oath Keepers et des Three Percenters, des groupes des Boogaloos et des Proud Boys) et les symboles de l’alt-right. Cette foule, parfois armée, parfois violente, parfois meurtrière.

Or, parmi ceux qui textaient désespérément la Maison-Blanche le 6 janvier dernier, comme le montrent les documents auxquels la commission a eu accès, suppliant que le président intervienne, figuraient les vedettes de Fox News Laura Ingraham, Sean Hannity et Brian Kilmeade ; le fils du président lui-même ; et des parlementaires, pris au piège dans l’enceinte du parlement. Pourtant, depuis, ils ont accepté, appuyé, promu l’idée que l’élection était volée, ils ont minimisé les répercussions des événements.

Auraient-ils raison ? Le 6 janvier était-il un épiphénomène ? A-t-il fait office de soupape ? Ou était-ce plutôt un coup de semonce ? Le signe de la normalisation du mouvement antidémocratique que confirmeraient et renforceraient le désintérêt des uns et l’inertie des autres ?

C’est pour cela que, forte des pouvoirs d’enquête que lui confère le régime constitutionnel, la commission tente de comprendre l’étendue, la planification et le contexte de l’assaut sur le Capitole. Pourquoi le président n’est-il pas intervenu plus tôt ? Quel rôle a joué (ou pas) la Maison-Blanche ? Pourquoi trouve-t-on des traces d’appels durant lesquels l’équipe de campagne de Trump aurait demandé à des législateurs s’ils étaient prêts à soutenir de nouvelles procédures de certification ?

Pour ce faire, la commission a cherché à obtenir les communications de l’ancien gouvernement (tous les documents en lien avec la présidence sont en principe archivés auprès de la National Archives and Records Administration), non sans rencontrer l’opposition de l’ancien président et de son entourage. Or, dans l’analyse du contexte, un événement retient l’attention des législateurs : que s’est-il passé lors de la rencontre qui a eu lieu la veille à l’hôtel Willard, à Washington ? Pourquoi, lors de cette réunion, Steve Bannon a-t-il annoncé que les foudres de l’enfer allaient s’abattre sur la capitale le lendemain ? Pourquoi refuse-t-il de témoigner devant le Congrès, au point de se laisser traîner en justice (le procès aura lieu l’été prochain) ? Quel rôle a joué Mark Meadows (chef de cabinet de Trump), et pourquoi a-t-il fait circuler ce jour-là un document de 38 pages mettant en place les différentes façons de renverser l’issue des élections ? En d’autres termes, y avait-il une véritable volonté de changer le cours de l’Histoire, de renverser les élections, de créer les conditions d’un coup d’État… très loin donc d’une émeute spontanée ?

Est-on entré dans une « réalité post-démocratique » (comme l’énonçait The Atlantic ce mois-ci, ou le Washington Post hier) ? Y a-t-il un risque de franchir un point de non-retour (comme l’énonce un article publié cette semaine dans la revue PNAS, intitulé « Polarization and Tipping Points »). La normalisation de l’érosion démocratique dans les rangs du Parti républicain va de pair avec le fait que 66 % de ses sympathisants estiment que les élections ont été volées. Et c’est dans cet état d’esprit, entre anxiété et paranoïa, que s’amorce l’année électorale 2022.

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