Avez-vous la bougeotte?

En 2014, dans une chronique publiée dans le magazine Le Point, Hubert Reeves se demandait si le temps était venu de refuser de prendre l’avion pour des raisons écologiques. Maniant la dialectique, l’astrophysicien reconnaissait d’abord la forte empreinte environnementale des déplacements en avion, mais soulignait, ensuite, les bienfaits culturels et scientifiques de tels voyages. En synthèse, il faisait appel « au sens des responsabilités de chacun », en proposant de ne voyager en avion qu’en cas de nécessité.

Nul besoin d’être grand clerc pour prédire que la proposition de Reeves est vouée à l’échec. Tous les voyageurs et touristes sont convaincus de la nécessité de leurs déplacements. Ils en ont, disent-ils avec emphase, besoin, pour réchauffer leurs vieux os, pour éviter la dépression, pour, invoquent-ils ultimement afin de donner un vernis de respectabilité à leur geste, élargir leur culture.

De nos jours, constate l’essayiste français Laurent Castaignède, la valorisation du voyage est telle que « le casanier qui a les moyens de se déplacer promptement et fréquemment pour ses loisirs, ses achats ou son travail passe pour un arriéré déconnecté de la réalité de la vie moderne s’il se refuse à bénéficier de ce que d’autres, moins bien lotis et en mal d’évasion, attisés par une offre grandissante de possibilités, convoitent avidement ». J’en sais, moi qui dois sans cesse justifier ma sédentarité, quelque chose.

Longtemps ingénieur chez Renault, Castaignède est aujourd’hui conseiller en impact environnemental et expert dans les médias sur les questions de transports. Dans La bougeotte, nouveau mal du siècle ? (Écosociété, 2021, 168 pages), il diagnostique en détail cette « maladie moderne » qu’est l’abus de déplacements à l’aide de moyens de transport motorisés, responsable d’une foule de problèmes graves, comme les accidents, la pollution locale de l’air et par le bruit, l’artificialisation de l’environnement par la destruction des milieux naturels, le réchauffement climatique et, bien sûr, la diffusion accélérée des virus, donc des épidémies.

La bougeotte, au sens propre du terme que Le Petit Robert date de 1859, c’est la manie de bouger, l’envie irrépressible de voyager. En 1906, explique Castaignède, le romancier et académicien français Jules Claretie constate que le phénomène est devenu une maladie. « On s’ennuie partout, écrit-il. On veut toujours être “autre part”. “Comment ! Vous êtes encore à Paris ? Vous n’êtes pas partis ?” Qui n’a pas entendu répéter, rabâcher, ressasser cette phrase depuis quelques jours ?… On part pour partir. On part pour bouger. »

Dans Tristes tropiques, en 1955, Claude Lévi-Strauss reprenait ce diagnostic en notant que le désir de déplacement avait pris le pas sur le contenu du voyage. Aujourd’hui, évidemment, après les avancées technologiques en matière de transport, cette maladie moderne poursuit ses ravages, et si tous n’en meurent pas, tous, au moins indirectement, en sont frappés.

La bougeotte, note Castaignède, pourrait aussi être désignée par le terme d’« écophobie », c’est-à-dire, étymologiquement, la peur de la maison. Le phénomène a des origines profondes. L’historien américain Lewis Mumford a montré que la culture moderne, par l’industrialisation, a découplé le loisir du travail, transformant ce dernier en activité pénible à fuir dès que possible. Par le développement des transports, cette même culture a artificialisé l’environnement de la vie quotidienne, devenu strictement utilitaire et moche, faisant ainsi en sorte que s’amuser, vivre vraiment, exige désormais de s’en éloigner.

Aujourd’hui, on demeure loin de notre lieu de travail pour l’oublier et on s’ennuie à la maison. Comme les transports permettent de franchir facilement de longues distances, la bougeotte, stimulée par le matraquage publicitaire de l’industrie du tourisme de masse et par une opinion hypnotisée, s’impose comme une religion, malgré tous les problèmes qu’elle engendre. La technologie, croit-on, nous sauvera, en trouvant des solutions vertes.

Jules Claretie ne voyait aucun remède à la maladie. « C’est une autre espèce d’ivresse, écrivait-il. Qui a bu boira, qui a bougé bougera. » Castaignède, lui, refuse de désespérer. En guise de vaccins, il propose, entre autres, d’enseigner l’histoire des techniques afin de développer un regard lucide sur leurs nuisances, de réduire la distance travail-domicile, d’embellir ce dernier ainsi que son environnement pour donner le goût d’y rester et de mettre en place « une fiscalité ciblée, limitant et taxant proportionnellement les déplacements à partir d’un seuil jugé luxueux ou dispendieux ».

Vous entends-je dire que vous avez besoin d’aventures, de dépaysement, de nouvelles émotions ? Pour cela, conclut judicieusement l’essayiste, il y a un véhicule de choix : la lecture.

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