Splendeurs et misères d’un prix Goncourt
Mon petit doigt me l’assure : le roman La plus secrète mémoire des hommes ne trônera pas sous le sapin de Noël dans une foule de foyers québécois. Moins facile d’accès que Premier sang d’Amélie Nothomb (prix Renaudot), quoique plus riche et plus ambitieux, son étoile mériterait pourtant de rayonner au loin. La brique de 457 pages est loin des œuvres à lire un soir perdu au coin du feu. Avec sa quête identitaire et sa passion pour le verbe, ce quatrième roman du Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr se savoure de longue haleine. La littérature est une invitation au voyage intérieur. Et pourquoi pas ce livre en cadeau, après tout ?
Bien sûr, le Québec avait souligné comme ailleurs en novembre dernier l’attribution du prestigieux Goncourt à ce premier lauréat originaire d’Afrique subsaharienne, âgé de 31 ans à peine. En France, le roman est sorti l’été dernier sous une chaude rumeur, puis a été réédité après son prix. Il fallut prendre le temps de réactiver les presses.
Ainsi La plus secrète mémoire des hommes aura-t-il mis plusieurs semaines avant d’atterrir d’outre-Atlantique sur les rayons de nos librairies, sous un effet « buzz » déjà retombé. Il y a eu des critiques ici et là. Mais tout va si vite aujourd’hui que le fanal médiatique n’éclaire pas longtemps un visage, un nom, une œuvre. Ça prend une star des lettres comme Michel Houellebecq, goncourisé en 2010 avec La carte et le territoire, pour enflammer les médias.
Depuis, les remous autour du plus important prix littéraire français se font discrets. Moins d’amateurs lisent des œuvres patientes, subtiles et goûteuses. Le pouvoir de concentration collectif s’est fragmenté en s’éclatant sur la Toile. Le souffle que commande la lecture au long cours s’affaiblit. Au Québec, on lit plus d’auteurs maison. Mais l’un n’exclut pas l’autre, et il fait bon s’envoler ailleurs de temps en temps.
Cent ans plus tôt, le Martiniquais René Maran avait reçu le Goncourt pour son roman Batouala, puis son compatriote Patrick Chamoiseau l’avait reçu en 1992 pour Texaco, mais cette île antillaise demeure un territoire français. Ajoutez des auteurs primés venus du Maghreb. En provenance d’Afrique noire, c’est une première. Non, les jurys successifs du Goncourt n’avaient pas respiré beaucoup de vent du large au fil des ans. Désormais, la francophonie parisienne rougit de trop se regarder dans le blanc des yeux. L’institution littéraire envoyait un message d’inclusion urbi et orbi du restaurant Drouant à Paris, cadre attitré de remise du laurier. Politique, ce Goncourt ? Pas seulement.
Car l’auteur, établi à Beauvais, au nord du Bassin parisien, méritait cet hommage. L’amplitude de son roman, ses références, son style admirablement ciselé, son amour fou de la littérature, son portrait de la colonisation non appuyé mais dévastateur, nous font partager de terribles parcours de dépossession. Ses pérégrinations d’écrivain sénégalais à Paris et ailleurs se jouent en deux époques. À ce chant de négritude, Aimé Césaire aurait applaudi.
L’attribution du Goncourt pourrait susciter un sentiment de fierté collective au berceau d’origine du lauréat. Hum ! Depuis sa victoire, Mohamed Mbougar Sarr reçoit les tomates lancées de là-bas. La plus secrète mémoire des hommes fait une mention discrète de la bisexualité de son héros. Mais c’est surtout le roman précédent de l’auteur, De purs hommes, publié en 2018 en France et frappé d’interdit au pays natal, qui refait scandale par ricochet. Un prix littéraire gai plus confidentiel à Paris pour l’ensemble de son œuvre a enfoncé le clou. Les fureurs se déchaînent, dont celles de maints imams outrés. L’homosexualité est criminalisée au Sénégal et passible de cinq ans de prison, sinon vécue dans la clandestinité et dans la terreur. Dans De purs hommes, l’auteur abordait avec courage le sort des gais sénégalais, qualifiés d’hommes-femmes (góor-jigéen en wolof) et maltraités à l’avenant, même à l’état de cadavres outragés. Il y dénonçait l’hypocrisie de sa société. Tonnerre et éclairs !
Mohamed Mbougar Sarr s’est vu accuser d’être à la remorque des groupes LGBT. Toute lumière brandie sur cet iconoclaste paraît dangereuse à certains compatriotes, voire néfaste pour la moralité de la jeunesse. Sus à son œuvre ! Faute d’être prophète en son pays, le romancier a intérêt à demeurer à Beauvais, se dit-on. Mais sous quelles latitudes est située sa vraie patrie ?
Avec des accents prémonitoires dans La plus secrète mémoire des hommes, en s’adressant aux artistes du continent noir, le lauréat écrit ceci : « Il arrivera bien sûr que la France bourgeoise, pour avoir bonne conscience, consacre l’un de vous. Et l’on voit parfois un Africain qui réussit et qui est érigé en modèle. Mais au fond, crois-moi, vous êtes et resterez des étrangers, quelle que soit la valeur de vos œuvres. Vous n’êtes pas d’ici. »