Falardeau en cadeau
J’ai toujours considéré Pierre Falardeau comme un cinéaste exceptionnel. Pourtant, quand je regarde ses films, que j’aime, il m’arrive souvent de ressentir un malaise. Le party, Octobre et 15 février 1839 me plongent dans un univers bouleversant, tragique, le mien, d’une certaine façon, celui de mon peuple empêché d’exercer pleinement sa liberté, et je vibre intensément au diapason des personnages aux abois, qui se battent. Soudain, un des héros prend la parole, et j’ai l’impression de me retrouver dans une conférence militante de Falardeau ; la tragédie devient didactique, et ça plombe l’œuvre.
Un phénomène semblable se produit quand je lis les textes du pamphlétaire. Le style, carré et caustique, voire vitriolique, me happe et le propos, furieusement combatif, m’impressionne, mais la hargne permanente et le refus absolu des nuances me heurtent.
Malgré ces réserves, je conserve un attachement profond pour l’homme et pour l’œuvre, que j’admire. Falardeau, pour moi, est de la trempe des Félix Leclerc, Gaston Miron, Pierre Bourgault, Andrée Ferretti, Gilles Vigneault et René Lévesque, c’est-à-dire de ces hommes et de ces femmes qui incarnent radicalement un Québec en quête de sa liberté.
Sans être parfaits — nul ne l’est, évidemment —, ils transcendent nos lâchetés ordinaires par la profondeur de leur engagement, presque sacrificiel, au service d’une cause culturelle, sociale et politique, c’est-à-dire nationale, qui les dépasse. « Pierre avait probablement des défauts, enfin, j’imagine, écrit à raison le critique de cinéma Georges Privet. Mais il faudrait un homme qui en a moins que moi pour essayer d’inventorier les siens. »
Conçu par sa femme, Manon Leriche, et par un de ses fils, Jules, l’Album Falardeau (VLB, 2021, 304 pages) rend justice et hommage au regretté cinéaste plus grand que nature. Magnifique collage de photos et de textes tirés de son œuvre et de sa collection privée, ce beau livre contient aussi des essais d’auteurs invités, qui redisent la puissance inentamée du discours de Falardeau.
Du discours, oui, parce que, au-delà de ses films et de ses textes comme tels, c’est bien son discours, c’est-à-dire sa parole générale, qui constitue le véritable œuvre de Falardeau. « Pierre, écrit l’essayiste Robin Philpot pour résumer la pensée du cinéaste, souhaitait voir advenir la libération nationale et l’émancipation sociale du peuple québécois, en solidarité avec les autres peuples du monde » qui se battent contre l’impérialisme, surtout américain.
C’est ça, en effet, et c’est plus que ça encore. Si la parole libératrice de Falardeau est si précieuse, ce n’est pas tant par son originalité — elle s’inscrit, après tout, dans une longue tradition militante — que par son intensité, son caractère irradiant, sa sensibilité qui rendent son contenu non seulement nécessaire intellectuellement, mais vital, humainement. Falardeau ne propose pas que des idées politiques ; il est habité par une mission.
Moins tapageur que son ami et confrère, le cinéaste Bernard Émond comprend la véhémence de Falardeau parce que, à sa discrète façon, il la partage. « Vivant, écrit-il. Lui était vivant. Nous, nous sommes sur le point de mourir. Nous sommes nationalement, nous sommes culturellement agonisants, nous nous éteignons dans l’indifférence, dans la lâcheté et dans les querelles byzantines, préférant l’angélisme à la survie. […] Lui est mort, mais il est plus vivant que nous. Il est mort debout, comme il a vécu, et les défaites n’ont jamais entamé sa détermination. »
Falardeau, explique l’historien Éric Bédard, professait un indépendantisme décolonisateur, inspiré notamment par les idées de l’historien Maurice Séguin. Son Gratton, comme le note aussi Georges Privet, illustre l’état lamentable de la mentalité du colonisé ; ses tragédies sur Octobre et les Patriotes chantent la révolte libératrice. Son nationalisme, insiste Bernard Émond, « était internationaliste », c’est-à-dire qu’il s’appliquait à tous les peuples de la terre en quête de leur libération nationale.
Falardeau ne supportait pas les accusations d’intolérance proférées à l’encontre du nationalisme québécois. S’il invitait, sans restriction, les gens venus de partout à se joindre au peuple québécois et à sa lutte, il vomissait les soi-disant progressistes qui, en instrumentalisant les minorités dans le but de ternir le projet indépendantiste, font le jeu des lamineurs de la nation québécoise.
« Falardeau était-il un grand cinéaste ou un grand pamphlétaire ? » demande Georges Privet. « C’était d’abord et avant tout un homme — de parole, d’idées et d’action — terriblement important et nécessaire au Québec d’aujourd’hui », répond-il avec justesse.
Grâce à l’Album Falardeau, on peut encore, Dieu merci, offrir et s’offrir en cadeau ce vivant, pour ne pas mourir.