Une conduite de droite

Peu importe leur sujet, les caricatures endiablées proposées à la télévision par Marc Labrèche demeurent incomparables. Il y a peu de temps, ce diable de Labrèche proposait à ses téléspectateurs, dans un clin d’œil cynique à propos de l’année 2003, un rapprochement improbable entre les positions idéologiques d’un couple ultra-médiatique et les nouvelles règles de la circulation qui, cette année-là, vont permettre à la population du Québec, hors Montréal, de tourner à droite à un feu rouge.

Au couple qui lui confesse avoir « viré à droite d’aplomb » au moment de l’entrée en vigueur de cette législation, Labrèche demande s’il est au courant que c’était une autorisation qui concernait seulement le Code de la route et les virages à droite aux feux rouges. Dans ce savant délire où il interprète tous les rôles, selon un procédé qu’il maîtrise comme pas un, le comédien en vient à se demander si « à force de virer toujours du même bord, on ne finit pas par tourner en rond ». Ce à quoi il se voit répondre, sur un ton exaspéré, qu’il est « scientifiquement prouvé qu’en répétant toujours la même affaire à du monde qui pense exactement la même chose que toi, tu finis par changer le monde ».

Il apparaît bien entendu tout à fait insensé de penser que les positions politiques puissent se traduire par des habitudes en matière de conduite automobile. Les règles de la conduite nous paraissent aller de soi. Pourtant, elles ne viennent pas de nulle part. Elles disent quelque chose du sens qui a été donné au monde, même si nous l’avons peut-être oublié.

En 1867, à la foire d’automne de Stanstead, Henry Seth Taylor présente la première automobile canadienne. Toute la société est encore dominée par une culture équestre. Les voitures à chevaux se conduisent à droite, presque toujours. Cela permet de surveiller le bas-côté des chemins, mais aussi de manier le fouet de sa main dominante. L’engin à vapeur de Seth Taylor, dépourvu de frein, va finir par s’écraser en bas d’une grande côte, à la frontière avec le Vermont, au risque de tuer son conducteur.

De meilleurs engins automobiles, qu’ils soient électriques, à vapeur ou à essence, vont bientôt apparaître. Ces premières automobiles sont presque toutes, comme pour les voitures à traction animale, conduites sur la droite.

La première voiture motorisée à circuler à Montréal est la propriété d’un riche promoteur immobilier, Ucal-Henri Dandurand, un homme à qui l’on doit la construction et la vente de logements à crédit, dans les quartiers de Rosemont et de Verdun. Dandurand va vite acheter une deuxième automobile, celle-ci motorisée grâce à l’électricité. En 1902, il en achète une troisième. Et l’année suivante, le puissant homme d’affaires fait l’acquisition d’une quatrième automobile, celle-ci de conception française, une De Dion-Bouton. Prix de cette acquisition : 1500 $, soit l’équivalent d’environ 40 000 $ d’aujourd’hui. C’est une bonne affaire, si l’on considère que bien des voitures vendues à partir de ces années-là coûtent trois fois plus cher. La De Dion-Bouton de ce gros monsieur bien portant qu’est Dandurand sera la première automobile à être immatriculée au Québec. Elle se conduit à droite, comme le montrent des photos d’époque.

Le marquis Jules-Albert de Dion, avec son associé Bouton, est pendant un bref moment, dans les débuts de l’ère de l’automobile, le plus grand constructeur d’automobiles au monde. Le marquis agit en France, au sein de comités voués à réformer le Code de la route, comme un ardent défenseur de la conduite à droite. Il n’en démord pas, pour des raisons techniques, mais aussi pour des questions de rang social. Des siècles de culture équestre liée à l’aristocratie rendent invraisemblable à son sens qu’on intervertisse soudain la position des cochers par rapport à celle occupée par leurs maîtres. Pas question donc que les véhicules du marquis, qui siège par ailleurs comme député de droite, soient pourvus d’une conduite à gauche. Si bien que le marquis de Dion va insister pour qu’on conduise désormais en France, de même que dans les autres pays où il fait commerce, de la même façon que dans l’Angleterre royaliste. En France, sa volonté passe bien près de s’imposer. Ce sont les députés qui finiront par trancher en sens contraire.

Il faudra légiférer, y compris au Canada, pour que les volants passent à gauche dans tous les véhicules et que les automobilistes roulent à droite. Cela ne se fait pas du jour au lendemain. Au Canada, la fidélité aux pratiques imposées par l’aristocratie de la mère patrie fait en sorte que, jusqu’au début des années 1920, les automobiles de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick, de l’Île-du-Prince-Édouard et de la Colombie-Britannique roulent à gauche sur la chaussée, de la même façon qu’au Royaume-Uni.

Cependant, pour faciliter les échanges économiques avec les États-Unis, des mesures d’uniformisation de la conduite seront adoptées, malgré une vive opposition dans la population. Seule Terre-Neuve résiste et continue de rouler en sens contraire de l’Amérique jusqu’en 1947. Ce sera le dernier bastion à maintenir cette norme coloniale britannique en Amérique du Nord.

Même aux États-Unis, plusieurs voitures sont d’abord conduites à droite, comme dans le tiers des pays du monde encore aujourd’hui. En 1906, une Cadillac a son volant à droite, tout comme une Ford, une Winton, une Russell ou une McLaughlin. Plusieurs de ces voitures sont d’ailleurs produites au Canada, en tout ou en partie.

Henry Ford sera un des premiers à plaider, aux États-Unis, que conduire à gauche, lorsqu’on roule à droite sur la chaussée, rend plus facile le contrôle des véhicules qui viennent en sens contraire. Oublier les crispations imposées par une aristocratie fortunée attachée au passé équestre comme à une marque de sa distinction était peut-être plus facile à réaliser au Nouveau Monde que dans l’Ancien. 

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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