L’embarras de Jean Charest

J’ai trouvé ça épatant : la demande reconventionnelle. De tout ce que je retiens de mes études de droit au siècle dernier, c’est le concept le plus jouissif. Il permet à une personne poursuivie au civil de renverser la table et d’arroser son arroseur. Ça m’est revenu lorsque j’ai constaté, comme tous les Québécois médusés, que Jean Charest poursuivait le gouvernement du Québec pour atteinte à sa vie privée. Il réclame désormais 2 050 000 $, dont 50 000 $ pour atteinte à la vie privée et $ 2 millions en dommages punitifs et moraux.

Il est outré car, dans l’enquête policière qui tente de prouver qu’il aurait établi le plus vaste système de corruption politique de notre histoire moderne, il y a eu des fuites. Le public a eu accès à des détails de la vie privée de l’ancien premier ministre. Il en a « ressenti des sentiments de frustration et d’embarras ». Sa requête ne précise pas de quels détails il s’agit. Mais le seul élément de vie privée réellement croustillant nous apprenait que M. Charest effectuait de nombreux voyages à New York en compagnie de son ami et collecteur de fonds Marc Bibeau et que ce dernier payait généreusement toutes les factures. Puis-je indiquer que mon opinion de lui n’a nullement été amoindrie par ces révélations. Il a fait bien pire.

Poursuivons Jean Charest

 

J’estime que le gouvernement du Québec devrait déposer sur-le-champ une demande reconventionnelle et poursuivre Jean Charest pour nous avoir mis collectivement dans l’embarras et nous avoir fait ressentir des sentiments de frustration. Puisqu’au civil, la prépondérance de preuve suffit, je suis convaincu que nous avons une excellente cause.

Il sera très facile de faire la démonstration que la réputation du Québec a beaucoup souffert sous sa gouverne. On n’aura qu’à mettre en preuve la fameuse couverture du magazine Maclean’s affirmant que le Québec était « la province la plus corrompue » et montrant le Bonhomme Carnaval portant une mallette pleine à craquer de dollars manifestement mal acquis. Jamais avant la prise de pouvoir de M. Charest, le Bonhomme Carnaval et nous tous, Québécois, n’avions été mis dans un tel embarras.

La démonstration de l’augmentation de la corruption pendant l’ère Charest ne pose aucun problème : 31 entreprises ont pour ainsi dire avoué s’être prêtées à de la corruption en versant collectivement 100 millions de dollars de dédommagement à Québec et aux villes. L’implication du parti dirigé par M. Charest ne fait aucun doute : le PLQ a accepté de rembourser un demi-million de dollars en contributions illégales provenant d’entreprises récoltées principalement pendant que M. Charest était chef. Le lien entre les deux ? Le rapport de la commission Charbonneau a fait le travail en concluant pour l'essentiel à un système de proximité flagrant entre les membres de cabinets libéraux d’une part et les entreprises bénéficiant de juteux contrats publics de l’autre.

Oui, mais, comment faire la démonstration que Jean Charest était au courant. Mieux, qu’il en aurait été le grand manitou ? Il faudra démontrer que, malgré ses dénégations rageuses, il était personnellement responsable de ces dégâts, par ses actions ou ses omissions. Déposons les témoignages entendus à la commission Bastarache selon lesquels les collecteurs de fonds libéraux guidaient fréquemment une attachée politique du PM dans l’apposition de post-it sur les CV de juges potentiels pour indiquer au premier ministre s’il s’agissait de bons libéraux ou de méchants péquistes. Mettons aussi en preuve les affidavits où des chefs d’entreprise racontent sous serment que l’ami et collecteur de fonds de M. Charest, Marc Bibeau, faisait pression pour faire décupler les dons d’une de ces entreprises, possédait des informations privilégiées sur l’attribution des contrats pour une autre et se vantait en tout temps de sa proximité avec le premier ministre. Bibeau, comme Charest, nie tout, c’est entendu.

À moins qu’à la barre M. Charest puisse démontrer qu’il est intervenu à répétition et en vain pour mettre fin à ces manigances, j’estime que notre dossier est en béton. Par son action ou son inaction, il nous a plongés dans l’embarras.

Combien demander ?

Reste à déterminer le montant de notre demande. Il existe des méthodes pour estimer l’impact positif d’un événement, sportif par exemple, sur l’opinion internationale. Tant de textes positifs dans tant de journaux étrangers équivalent à une campagne de publicité de tant de millions de dollars. Établissons d’abord, sur la décennie pré-Charest, le total des articles qui parlent en bien ou en mal de l’intégrité et de la corruption au Québec. Ce sera notre point de comparaison. Refaisons le même calcul pour les années Charest, de 2003 à 2012. La différence en publicité négative nous donnera le montant à réclamer. On est assurément dans les dizaines de millions de dollars.

On ne peut pas penser que M. Charest puisse payer la chose tout seul. D’ailleurs, il pourra plaider ne pas être seul responsable. Il a eu des alliés, des facilitateurs, des organisateurs, des aveuglés volontaires, des profiteurs (500 nominations politiques, un record !). Peut-être M. Charest voudra-t-il les poursuivre à leur tour pour l’avoir laissé nous plonger dans l’embarras ? J’ai une bonne nouvelle pour lui. Il pourra avoir recours, envers ces tiers, à sa propre demande reconventionnelle.

jflisee@ledevoir.com ; blogue : jflisee.org


Une version précédente de ce texte attribuant la citation « système de proximité flagrant entre les membres de cabinets libéraux d’une part et les entreprises bénéficiant de juteux contrats publics de l’autre » au rapport de la commission Charbonneau a été corrigée. 

À voir en vidéo