Ne pas être offensé: un droit?
Comme les autres droits et libertés, la libertéd’expression présente un potentiel de conflit avec une kyrielle d’intérêts et de sensibilités. Au nom d’un appel à la « compassion » ou d’une kyrielle de bons sentiments, certains revendiquent de sanctionner un vaste ensemble de propos qui dérangent. Mais faire dépendre la liberté d’expression des sensibilités des personnes qui revendiquent le droit de ne pas être offensé, c’est en nier l’existence même.
Exprimer un propos avec lequel pratiquement tout le monde est d’accord n’est pas risqué. C’est lorsque les propos sont controversés qu’il peut devenir périlleux de les dire et de les diffuser. Si les lois limitant la liberté d’expression sont trop larges ou sont interprétées trop largement, le risque que le propos soit jugé fautif ou illégal est accru. C’est ce qui explique que les lois ne sauraient garantir aux individus un droit (donc une prérogative garantie par la loi) de ne pas « se sentir » offensés par des propos diffusés dans l’espace public.
Dans un État de droit où il faut assurer le respect de l’ensemble des droits et libertés, les seules limites au nom desquelles on peut sanctionner un propos sont celles prévues par la loi. Le texte de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés énonce d’ailleurs que les droits et libertés « ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ».
Les risques de s’exprimer
Rapporter les événements d’actualité, commenter les faits et gestes des personnalités publiques ou les phénomènes de société peut nuire à la réputation d’un individu ou d’une entreprise. Mais il faut que les lois n’interdisent que les atteintes fautives à la réputation ou à d’autres droits des personnes. Sinon, le moindre propos portant ombrage à la renommée d’un individu ou concernant l’un des aspects de sa personnalité risquerait d’être sanctionné. Avec une telle règle, il serait périlleux d’attirer l’attention du public sur des situations contestables, sur les comportements douteux de certains ou sur les angles morts des situations qui interpellent la société.
Par exemple, les lois restreignent la liberté d’expression en délimitant soigneusement ce qu’est un propos haineux et en punissent la diffusion. Mais cela n’a de sens que dans la mesure où l’on dispose de critères prévisibles pour distinguer le propos interdit de celui qui ne l’est pas. Or, pour certains, le moindre propos critique ou qui les rend mal à l’aise est aussitôt classé au rayon des déclarations haineuses. Si les lois empruntaient pareil raccourci, il serait impossible pour la personne qui s’exprime de deviner ce qui est permis et ce qui est interdit.
En excluant le « droit de ne pas être offensé » les juges assurent que les lois qui balisent la liberté de s’exprimer soient suffisamment délimitées afin de donner à la personne qui s’exprime la possibilité d’évaluer les risques associés à ses propos. Si un droit de punir ce qui offense était garanti par la loi, la personne qui s’exprime aurait l’obligation de se demander si son propos est susceptible d’offenser quelqu’un quelque part. Devant l’incertitude, elle pourrait conclure qu’il est préférable pour elle de se taire.
Les lois ne visent que les propos qui sont effectivement de nature à mettre en péril la protection des droits des personnes. Substituer à cette démarche un discours fondé sur l’addition d’impressions subjectives autour de la réprobation que peut inspirer le propos sans se demander s’il contrevient effectivement à la loi, c’est introduire une incertitude liberticide.
C’est dans cet esprit que la Cour suprême, dans l’affaire Mike Ward, est venue rappeler que « la protection d’un droit de ne pas être offensé […] n’a pas sa place dans une société démocratique ». Car faire dépendre un droit ou une liberté de la propension infiniment variable des individus à tolérer ce qui leur semble « offensant » revient à dissoudre les droits et libertés dans l’arbitraire.
Pour interpréter les lois qui limitent les libertés expressives, il n’est pas suffisant de s’en tenir au caractère offensant des mots ou au préjudice émotionnel causé à une personne. Cela reviendrait à censurer des propos en raison de leur contenu ou de leur effet sur une personne, indépendamment de leurs effets discriminatoires ou de leurs effets sur la réputation d’un individu auprès du public. Les limites à la liberté d’expression se justifient lorsqu’il existe, dans un contexte donné, des raisons sérieuses de craindre un préjudice suffisamment précis auquel le discernement et le jugement critique de l’auditoire ne sauraient faire obstacle.
La liberté de dire
Mais il y a une contrepartie à cette exigence de prévisibilité des lois. Tous ceux qui s’expriment ont l’obligation de connaître les règles de droit qui balisent leur faculté de dire, d’écrire ou de montrer. Par exemple, une personne ne peut publier l’image d’une autre personne sans son autorisation à moins d’être en mesure de démontrer que cette diffusion est dans l’intérêt public. Mais imposer à une personne qui s’exprime de deviner qu’un écervelé pourrait s’emparer de certains de ses propos pour intimider ou harceler revient à le tenir responsable de toutes les dérives. Voilà un type de limite qui, en raison de son caractère imprévisible, est incompatible avec la liberté d’expression.
Enfin, et surtout, la liberté d’expression protège aussi le droit de dénoncer et de condamner un propos en vertu d’autres normes que celles énoncées dans les lois, comme les normes de « bon goût » ou de bienséance. La protection constitutionnelle de la liberté d’expression limite la possibilité d’interdire ou de punir des propos. Mais elle protège aussi la liberté de dire qu’on est outré ou qu’on est en désaccord.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.