Les identités passagères

Les récits médiévaux des Scandinaves l’indiquent en creux : des navires vikings ont, bien longtemps avant les vaisseaux de Christophe Colomb, rallié l’Amérique. À Terre-Neuve, à L’Anse aux Meadows, comme en d’autres endroits vraisemblablement, des navigateurs islandais ont posé le pied à terre et se sont installés pour un temps. Une étude, réalisée à la lumière de nouvelles méthodes de datation des bois, vient d’être publiée dans la revue Nature. Elle affirme que le site de L’Anse aux Meadows était habité, au moins à compter de 1021, par des Européens. Il y a donc 1000 ans.

À Gatineau, à l’ancien Musée de la civilisation, rebaptisé par les conservateurs le Musée canadien de l’histoire, le visiteur peut apprécier, à l’entrée de l’exposition permanente, une toute petite figurine de bois. Elle a été trouvée en 1978, à l’occasion de fouilles sur la terre de Baffin. L’objet, saturé d’huile de phoque, fut sculpté vers l’an 1300. Ce qu’elle a de particulier ? Elle représente un humain vêtu de vêtements du Moyen Âge européen. Sur la poitrine de la figurine, une croix a été tracée. Au moment de cette découverte archéologique, la présence d’une lame de métal de la même époque a été constatée, ce qui laisse imaginer des échanges entre deux civilisations. Est-ce bien le cas ? Qui sait.

En 1534, à l’occasion de son premier voyage au Nouveau Monde, Jacques Cartier a rencontré des Autochtones dans les environs de la rivière Natashquan. Ceux-ci, note-t-il, ont pratiqué la pêche à la morue. Ils l’ont fait au bénéfice d’un capitaine européen, un certain Thiennot. Dans Gens du fleuve, gens de l’île, un livre que vient de faire paraître Roland Viau, l’ethnohistorien explique que des Autochtones des environs de Québec parcouraient à cette époque jusqu’à 1200 km pour pêcher entre Tadoussac et Blanc-Sablon.

Toujours en 1534, dans la longue baie Mistanoque, sur la Côte-Nord encore, le capitaine Cartier, venu de Saint-Malo, a croisé un grand navire de La Rochelle qui se trouvait déjà là, bien avant lui, pour faire pêcherie. Autrement dit, ces eaux sont déjà connues, balisées, animées. À preuve, les deux capitaines connaissaient vraisemblablement tous deux un autre havre, dit de Brest.

On peut remonter évidemment beaucoup plus loin sur ces chemins. Par la Béringie, il y a sans doute plus de 25 000 ans, des populations venues d’Asie ont d’abord peuplé l’Amérique pour s’y répandre à tout vent. Imagine-t-on seulement cette lente migration qui nous conduit, sur les routes mal balisées qu’emprunte l’humanité, jusqu’aux profondeurs de ses origines ? Les migrations, chose certaine, n’ont jamais cessé. Sur cet axe, le monde n’a eu de cesse de tourner et de se refonder à l’échelle du temps.

Huguenots et catholiques, locuteurs français, anglais, espagnols, néerlandais, baragouineurs de patois multiples ont rejoint le Nouveau Monde, au nom de l’Ancien. Au XIXe siècle, des milliers d’Irlandais, de Russes, de Géorgiens, d’Ukrainiens, d’Italiens, de Belges, de Chinois, de Juifs et tant d’autres encore arrivent à leur tour.

En 1913, le Canada accueille 400 000 immigrants pour une population totale d’environ 8 millions d’habitants. C’est beaucoup. Beaucoup plus en tout cas qu’en 2019, année d’immigration record, dit-on, dans ce même pays qui compte désormais 37 millions d’habitants. L’immigration ne date pas d’hier. Selon les dernières données statistiques compilées par le gouvernement fédéral, un citoyen canadien sur cinq est né à l’étranger.

L’Amérique, comme les autres continents, mais plus tardivement, est le produit relatif de métissages, selon des mouvements que rien ni personne, au fil de l’histoire, n’a jamais réussi à entraver, ni même à l’occasion de moments de crispations politiques, comme dans les nauséabondes années 1930, à la faveur de la montée fulgurante de discours haineux dont personne n’est censé ignorer ce à quoi ils ont conduit l’humanité.

Pourtant, les discours contre l’immigration fleurissent ces temps-ci comme jamais, en usant parfois d’un vocabulaire à peine renouvelé par rapport à celui des ardents professeurs de haine d’autrefois. À les entendre, le maintien d’une identité serait conditionnel à un affrontement permanent contre un ennemi volontiers fabulé : l’Étranger, l’Autre. La population se voit découpée selon les contours d’identités quasi tribales et antagonistes. Au point que l’immigration, dans pareilles affabulations, est présentée comme la grande menace de notre temps, loin devant toute autre considération politique, sociale, culturelle, économique, environnementale. Quelle diversion !

La parole décomplexée, ici comme ailleurs, de ces professeurs de malheurs balance volontiers sur autrui toutes les accusations. Ses porteurs s’affichent pourtant comme de fervents militants de la liberté d’expression, mais pourvu que celle-ci serve en priorité leurs idées du monde, quitte à abandonner tout système de croyances basé sur la réalité et la raison.

Les militants identitaires ont le vent dans les voiles. Ils ne voient pas que ce n’est que du vent. À écouter ces mâchouilleurs de vieilles idées crispées, on pourrait croire que les sociétés n’ont plus aucun projet à porter, sinon celui de se recroqueviller à jamais dans l’illusion de leur permanence, au nom d’un passé figé dans les langes d’un roman national frileux. Tout ce qui contrarie leurs velléités est accusé de faire fermenter la décadence, d’attenter à la noblesse d’une identité cuite à feu doux, arrosée à loisir de fierté préfabriquée. Pareil discours n’invente rien. C’est une recette ancienne, ressassée au goût du jour. Et il est permis de douter que son résultat soit moins nauséabond que jadis.

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