La fin est proche
Alors ça va se passer à peu près comme ceci. Autour de l’an 2030, des événements météo catastrophiques vont s’abattre sur une partie importante de la population mondiale. Un incendie ravagera la forêt boréale scandinave et sibérienne, canadienne et québécoise, jetant un nuage de fumée sur tout l’hémisphère nord, nous privant de soleil pour une ou deux saisons. Ou alors le quart de la production céréalière mondiale s’effondrera, provoquant rareté et cherté des aliments, puis des émeutes de la faim. Ou alors la mousson sautera trois années consécutives dans le Sud-Est asiatique, poussant des centaines de millions de personnes à migrer pour se nourrir. Probablement un mélange des trois scénarios.
(Avis aux amateurs de bonnes nouvelles : cette chronique n’est pas pour vous.)
C’est ici que des experts en sciences sociales prennent le relais des climatologues. L’ampleur des catastrophes provoquera un déclic mental mondial. Nous, Terriens, comprendrons simultanément trois choses : d’abord, que notre situation est désormais effrayante ; ensuite, que tout ce qui nous est cher est sérieusement à risque ; finalement, qu’il est trop tard pour éviter des calamités plus grandes encore. À ce point de bascule, « l’ordre institutionnel et social commence à se désintégrer alors que les gens de partout en viennent à une conclusion inéluctable : seuls ceux qui sont prêts à se battre vont survivre ». On entre alors, à des vitesses plus ou moins grandes selon les continents et les régions, dans l’ère de Mad Max.
J’avoue. En prévision de la COP26 de Glasgow, j’ai parlé à Cassandre. Je l’ai lu, aussi. Cassandre, c’est Thomas Homer-Dixon, un des plus grands intellectuels au pays, spécialiste des systèmes et des crises. Je lis ses travaux depuis qu’il a publié en 2002 son Défi de l’imagination, un chef-d’œuvre d’érudition. L’an dernier, dans Commanding Hope, il tente d’imaginer une voie de sortie (scoop : il n’en trouve pas vraiment).
Frappé par le caractère lugubre de ses prédictions, j’ai essayé en entrevue de lui soutirer quelques raisons, au moins locales, d’alimenter l’espoir. Par exemple : l’impact du réchauffement sur le courant-jet a fait subir à l’ouest de notre continent l’été dernier une chaleur accablante. Mais l’est, dont le Québec, va rester l’endroit cool du continent pour longtemps, non ? « Je ne bâtirais pas mon plan de vie sur cette présomption », répond-il. Le dôme de chaleur qui s’est abattu sur l’Ouest résulte d’un dérèglement provisoire provoqué par le réchauffement de l’Arctique, dérèglement dont la configuration peut basculer très rapidement, frappant demain ce qu’il a épargné hier. Oui, mais, dans cette détérioration de l’ordre social, notre démocratie est robuste, davantage qu’en plusieurs endroits au monde, non ? Peut-être. Mais la ruée vers le papier de toilette et la farine en début de pandémie est un signe avant-coureur du chacun-pour-soi qui se généraliserait lorsque la bise climatique sera venue. Puis, Homer-Dixon s’excuse d’être si glauque, mais selon lui, « le principal problème politique du Canada d’ici dix ans sera l’émergence aux États-Unis d’une autocratie de droite ».
Le Moyen-Orient, premier touché
Ailleurs dans le monde, « on peut imaginer l’émergence d’une série de régimes autoritaires, insulaires et cruels qui dominent leurs propres territoires et qui se disputent le contrôle — parfois par la guerre — de zones assez vastes où un mélange de crises, d’États faibles, de conflits ethniques et de désintégration économique et sociale n’a laissé derrière que barbarie et anarchisme ».
Science-fiction ? Cet été, plusieurs villes du Moyen-Orient ont enregistré des températures de plus de 50 degrés. Ce fut le cas aussi en Inde et aux États-Unis. Si l’humidité est élevée, le corps humain ne peut tolérer cette chaleur plus de quelques heures. Foreign Policy rapporte que l’augmentation constante de la chaleur, le manque d’eau et donc parfois d’hydroélectricité sont les facteurs clés ayant provoqué des émeutes en Irak et au Liban l’été dernier. Le Moyen-Orient se réchauffe deux fois plus vite que la moyenne mondiale. Un récent rapport de la CIA ajoute ces pays à la liste des premières victimes du désastre : Afghanistan, Colombie, Guatemala, Haïti, Honduras, Inde, Myanmar, Corée du Nord, Nicaragua et Pakistan.
« Je ne suis pas prêt à jeter l’éponge », dit Homer-Dixon. Avec l’énergie du désespoir, il travaille avec ses collègues du Cascade Institute, en Colombie-Britannique, à des solutions qui auraient des effets d’entraînement majeurs positifs. Mais des découvertes, même géniales et immédiates, ne feraient rien pour éviter l’évolution pessimiste qu’il décrit pour les toutes prochaines décennies. Ces tendances sont déjà selon lui inévitables, conséquences d’émissions de CO2 du passé, pas de celles du présent ou de l’avenir.
J’ai oublié de lui demander s’il était un lecteur d’Asimov et de son œuvre phare Fondation et Empire, dont AppleTV offre en ce moment une adaptation. On y rencontre des scientifiques (appelés psychohistoriens) convaincus que la civilisation est sur le point de s’effondrer et qu’il faut donc planter de toute urgence les graines de sa future renaissance. À trop se pencher sur les tendances lourdes qui assombrissent le futur proche, on peut être conduit à conclure que, sauf d’œuvrer rapidement à notre souveraineté alimentaire et énergétique et de se doter d’une réserve nationale de papier de toilette et de farine, c’est essentiellement ce qui nous reste à faire.
jflisee@ledevoir.com ; blogue : jflisee.org