Philo pour tous

La nouvelle n’a pas fait grand bruit, mais elle devrait nous inquiéter. Le 4 septembre dernier, Le Soleil rapportait que le gouvernement du Québec « s’apprêterait à réformer le milieu universitaire en orientant davantage les jeunes vers les programmes dits plus payants ou hautement spécialisés ». En juin, François Legault et Danielle McCann, ministre de l’Enseignement supérieur, auraient rencontré les recteurs pour discuter de la possibilité « d’arrimer davantage l’enseignement aux besoins du marché ».

La démarche semble s’inspirer d’un précédent japonais. En 2015, en effet, une directive émanant du gouvernement de ce pays demandait aux présidents des 86 universités nationales publiques de « réfléchir pour orienter les jeunes de 18 ans vers des domaines hautement utiles où la société est en demande », comme le rapportait le journal Libération le 25 septembre 2015. Le gouvernement japonais allait jusqu’à « conditionner les subventions d’État à l’avancée des réformes » en ce sens.

Pour le moment, le gouvernement Legault ne va pas jusque-là, mais songerait à l’idée d’offrir des bourses aux jeunes qui choisiraient les « bons » programmes, comme les finances, le génie et l’intelligence artificielle. On devine la suite : les programmes considérés comme moins utiles, voire inutiles, par les béotiens au pouvoir seront négligés et peut-être même menacés de disparition. Les sciences humaines, la littérature et la philosophie trinqueront, comme d’habitude.

La critique est sempiternelle : ces domaines passionnent peut-être les intellectuels ou les esprits rêveurs, mais ne servent pas à grand-chose. Au collégial, par exemple, les cours de littérature et de philosophie sont fréquemment accusés de nuire à la diplomation ou de la retarder.

En 2017, une publicité de la Commission scolaire de Laval faisait la promotion de la formation professionnelle en ces termes : « Pas de temps à perdre (Pas de philo, pas de littérature, ni d’anglais… Bref, juste ce qui te plaît !) » Le ministre de l’Éducation a finalement fait retirer la publicité, mais l’affaire donne une idée de l’esprit qui prévaut en certains milieux.

Professeur de philosophie au cégep de Saint-Laurent, Marco Jean déplore cette bêtise qui frappe même les dirigeants de notre société et qui nourrit le désintérêt des jeunes envers la matière qu’il enseigne. « Le problème essentiel avec la critique de l’enseignement obligatoire de la philosophie au collégial est qu’on l’évalue aujourd’hui uniquement à l’aune d’un concept d’utilité par trop simplifié », écrit-il dans La philosophie aujourd’hui (Nota bene, 2021, 174 pages), un solide plaidoyer pour le maintien de cette matière au cégep.

Personne, évidemment, ne conteste la nécessité de former des travailleurs compétents et professionnellement utiles à la société, mais, ajoute Jean, la formation « d’individus capables d’une réflexion morale et politique (et donc philosophique) » est tout aussi nécessaire, ne serait-ce que pour être en mesure de réfléchir au concept d’utilité.

Former des gens pour soutenir la croissance économique est peut-être une bonne chose, mais les former pour qu’ils soient aussi capables de se demander si cette croissance est saine et profitable à tous s’impose avec la même nécessité pour éviter la dérive vers ce que Bernanos appelait une société de robots.

Dans La tyrannie du mérite (Albin Michel, 2021), sa remarquable critique du concept de méritocratie, le philosophe américain Michael J. Sandel propose justement, afin de réaffirmer la dignité du travail et des travailleurs, de ne pas laisser le monopole de la formation philosophique à l’enseignement supérieur et d’introduire cette matière dans la formation professionnelle. « Il n’y a aucune raison de penser que ceux et celles qui veulent devenir infirmiers ou plombiers sont moins aptes à l’art du débat démocratique que les aspirants managers ou consultants », écrit-il. À qui est-ce utile de les priver de cette participation éclairée à la discussion publique ?

Les cours de philosophie au collégial, rappelle Marco Jean, apprennent aux élèves à distinguer les divers types de discours sur la réalité — science, philosophie et religion —, à penser le pluralisme éthique, religieux et idéologique de nos sociétés, à réfléchir aux enjeux moraux de la technoscience et aux conditions d’un système politique juste. Conclure à leur inutilité, c’est nier le citoyen et l’humain dans le travailleur.

« On n’échappe pas à la philosophie, écrivait Karl Jaspers. La seule question qui se pose est de savoir si elle est consciente ou non, bonne ou mauvaise, confuse ou claire. Quiconque la rejette affirme par là même une philosophie, sans en avoir conscience. » Celle de ceux qui croient que la croissance économique est notre salut et qu’on s’occupera du reste si on en a le temps est mauvaise.

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