Les ricochets d’une bonne histoire

Certains classiques littéraires et théâtraux muent sans relâche dans un champ ou l’autre. Chez tous, un point commun : « Pour faire un film, premièrement, une bonne histoire, deuxièmement, une bonne histoire, troisièmement, une bonne histoire », ironisait le cinéaste Henri-Georges Clouzot. Pour faire un opéra aussi. La bonne histoire, source d’inspiration éternelle, n’en finit plus de rebondir sous de nouveaux atours, sautant du roman à la scène ou à l’écran. Le public y gagne ou y perd, c’est selon, en retrouvailles de paysages déjà parcourus.

Le Dune de Denis Villeneuve se révèle une transposition cinématographique réussie d’un livre iconique. D’autres metteurs en scène se cassent les dents sur une œuvre culte, soudain défigurée par des images boiteuses et des interprétations obscures. Du moins, le récit bien ficelé à sa base et truffé de répliques percutantes fournit-il une armature solide à qui s’y frotte. Retrouver Les belles-sœurs de Michel Tremblay en comédie musicale et Les feluettes de Michel Marc Bouchard à l’opéra n’avait rien d’étonnant, sous matière aussi riche.

En lisant le roman L’orangeraie de Larry Tremblay, publié en 2015, par-delà sa charge sociopolitique et la poésie de son style, j’étais restée frappée par les habiles rebondissements de son drame de guerre si humain. Cette histoire d’enfants jumeaux, otages d’un Moyen-Orient innommé, dans les rets du djihadisme, m’apparaissait si bien construite, avec tant de retournements ingénieux, que j’avais fermé l’ouvrage à la fois sonnée et admirative.

Tout y était : la barbarie, la beauté d’une plantation fruitière née du désert, la bombe dévastatrice, la haine, le sacrifice, le traumatisme, le sang versé, l’absurdité, l’espoir, dans une fable follement bien tissée. On connaît la suite : lauréat d’une quinzaine de lauriers, dont celui des Libraires du Québec, et en France du prix Folio des lycéens 2017, L’orangeraie devint illico un classique québécois à portée universelle, traduit en plusieurs langues. « Ces oiseaux sont venus de très loin. À présent, leurs couleurs vives se mêlent à l’orangeraie où tu viens d’enterrer tes parents, susurrait la voix doucereuse du perfide Soulayed à un homme endeuillé […] Mais ces oiseaux sans nom peuvent-ils diminuer ta douleur ? La vengeance est ton deuil. »

L’orangeraie

En 2018, ce texte puissant se voyait adapté sur les planches avec force et finesse au théâtre Denise-Pelletier par Claude Poissant. Or, voici l’aventure des deux gouttes d’eau humaines du désert transposée à l’opéra après long retard pandémique.

J’ai couru au Monument-National voir sa version musicale (en reprise au Diamant de Québec les 5 et 6 novembre) après relecture du roman. Les voix lyriques et la mise en scène de Pauline Vaillancourt possédaient du tonus. Pas d’arias, un côté âpre. Les cuivres, les percussions ou les chœurs ajoutaient une tension puissante aux passages les plus dramatiques, sous la baguette de Lorraine Vaillancourt du Nouvel Ensemble moderne.

Cette création de Chants libres sur une musique aux influences euroasiatiques de Zad Moultaka et un livret de Larry Tremblay intriguait d’abord, fascinait ensuite. La voix du contre-ténor Nicholas Burns en Amed hanté par ses fantômes caressait l’oreille par son velours, celle de Nathalie Paulin, soprano jouant la mère des jumeaux, poussait l’émotion vers sa note pure.

Ni tout à fait la même ni tout à fait une autre, cette Orangeraie-là. Le chœur (au départ préenregistré) offrait un atout vraiment précieux au récit initial, écho vibrant aux grandes tragédies grecques : « Nos dieux / nous les prions / de nous donner des pieux / pour les planter / dans la gorge de nos voisins », entonnaient ces voix spectrales à l’ouverture. La cérémonie noire débutait.

Les admirateurs du roman y retrouvaient leurs marques. L’ombre de la grand-mère interrogeait toujours les fleurs de son jardin, Tamara, la mère vivait dans sa chair un drame cornélien, les jumeaux s’échangeaient un destin de kamikaze comme une chemise, le sinistre Soulayed ourdissait ses sombres machinations tel un héros de Shakespeare. Des pans du roman écartés du livret, dont l’hospitalisation d’Aziz et les conséquences immédiates des aveux d’Amed, pouvaient s’effacer sans trahir l’œuvre. Sous l’épure du récit, les 90 minutes du spectacle passaient en un clin d’œil.

Alors, je me suis prise à rêver de retrouver L’orangeraie au cinéma, dans la lignée d’Incendies de Denis Villeneuve, tiré en 2010 de la pièce de Wajdi Mouawad explorant un même coin du monde embrasé. La bonne histoire signée Larry Tremblay ne persistait-elle pas à frapper les esprits sous tous ses avatars ? Assez pour avoir envie de multiplier jusqu’à la mise en abyme les ricochets de sa prose. D’une réincarnation à l’autre, un jour, peut-être, pourquoi pas un film ?

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