Le bitume et la terre

En sillonnant les routes de la couronne nord de Montréal, celles où les cyclistes peuvent se tailler une petite place, on remarque tout de suite l’étrange alternance entre le bitume et la verdure. Il n’est pas rare de croiser des îlots d’habitations qui semblent avoir poussé par erreur au beau milieu d’espaces boisés ou de terres agricoles. L’asphalte et la friche forment un drôle de damier. Au fil des promenades, on croirait observer en temps réel le grignotage constant des milieux naturels et des terres cultivables.

Ce n’est pas qu’une impression. En début de semaine, Radio-Canada relayait les résultats d’une étude menée par la firme Habitat, qui révèlent d’importantes carences dans la préservation des milieux naturels sur le territoire de la Communauté métropolitaine de Montréal (CMM). Les constats de l’étude sont sans équivoque : les milieux naturels disparaissent beaucoup plus vite qu’on ne les protège.

Entre 1985 et 2015, l’étalement urbain au sein de la CMM a connu une progression cinq fois plus élevée que la protection des milieux naturels. La plus forte augmentation de la superficie de développement s’observe dans la couronne nord, mais partout dans la CMM, le territoire s’est fragmenté, les espaces naturels se sont retrouvés davantage isolés, enclavés.

Milieux naturels et terrains privés

 

En 2011, la CMM s’était donné l’objectif de protéger 17 % de son territoire d’ici 2031. Or cette cible, déjà insuffisante pour soutenir la majorité de la biodiversité, lit-on dans l’étude d’Habitat, ne sera vraisemblablement pas atteinte.

Aujourd’hui, seulement 10 % du territoire est protégé, et 88 % de l’ensemble des milieux naturels de la CMM ne bénéficie d’aucune protection. Et alors que certaines municipalités choisissent de ne rien protéger, Montréal arrive à court d’espaces à soustraire au développement — c’est qu’il est difficile de « défaire » le développement après coup.

En entrevue à Radio-Canada, le professeur Jérôme Dupras, de l’Université du Québec en Outaouais (UQO), coauteur de l’étude d’Habitat et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en économie écologique, soulignait que 80 % des milieux naturels se trouvent sur des terrains privés. Si le rachat par les municipalités est possible, les terrains risquent de leur être vendus, sans surprise, à un prix spéculatif. Les propriétaires terriens ne laisseront certainement pas partir à bas prix des terrains parfaits pour y étendre le bitume et y faire pousser des maisons.

En tout, 33 % du territoire de la CMM a actuellement été développé. En protégeant tous les espaces naturels restants, et en multipliant les efforts de reboisement, on pourrait atteindre au mieux 25 % de milieux naturels — la proportion restante du territoire étant allouée aux terres agricoles. Voilà justement une autre source d’inquiétude. Dans Québec, terre d’asphalte, un documentaire de Nicolas Mesly et Hélène Choquette diffusé demain soir à la télé publique et disponible sur ICI Tou.tv, on démontre que les terres agricoles de la CMM subissent une pression au moins aussi grande que les milieux naturels.

Les meilleures terres cultivables du Québec

 

Le film présente d’entrée de jeu une entrevue accordée aux documentaristes en 2010 par Jean Garon, ministre québécois de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation de 1976 à 1985 et père de la Loi sur la protection du territoire agricole. Si la loi visait bel et bien, dès 1978, à protéger les terres agricoles contre la spéculation, Garon critique le fait d’avoir confié aux municipalités la responsabilité de protéger le territoire agricole.

Dans la CMM, poumon économique du Québec, on retrouve les meilleures terres cultivables de la province. Or il a fallu 40 ans avant que la région se dote d’un plan de mise en valeur du territoire.

Et là encore. La pression visant le dézonage des terres cultivables s’accroît sans cesse, au gré de la gourmandise des promoteurs immobiliers et de la propension des municipalités à se laisser séduire par les sirènes du développement. Ce sont les agriculteurs qui en font les frais. La spéculation sur la valeur des terres fait augmenter leur impôt foncier, restreint leur potentiel d’exploitation et plombe la rentabilité de leurs entreprises. De plus, les terrains cultivés sont tranquillement enclavés, encerclés par un voisinage résidentiel qui s’empresse de qualifier les activités agricoles de nuisance…

« Une terre, c’est fait pour nourrir le monde ! » lance un agriculteur interviewé dans Québec, terre d’asphalte. Voilà ce qui est en jeu dans la protection du territoire agricole : l’autonomie alimentaire de la population québécoise. Pourquoi ne pas avoir fait davantage pour protéger les terres agricoles contre le morcellement et la spéculation ? Pourquoi ne traitons-nous pas les portions nourricières du territoire comme on protège, par exemple, le minerai ?

La législation actuelle, c’est la thèse du film, est inadéquate pour protéger les agriculteurs contre ces diverses pressions, si bien qu’à moyen et à long terme, leurs activités sont compromises. Sauf que si les exploitations agricoles cessent, la terre risque d’être encore plus sujette à la spéculation et au morcellement. C’est un cercle vicieux perpétué par une absence flagrante de volonté politique.

Qu’il s’agisse des milieux naturels ou des terres agricoles, le phénomène est le même. On semble oublier que le territoire n’est pas un actif, mais un milieu de vie. Or l’attention qu’on lui porte conditionne notre capacité de résilience face à la crise écologique.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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