L’innocence de Nathalie Normandeau
L’ex-vice-première ministre Nathalie Normandeau sait capter notre attention. Dès les premiers mots de son ouvrage Debout devant l’injustice, elle nous plonge dans le drame personnel que constitue une arrestation à 6 h du matin, l’attente dans la salle d’interrogation, la découverte de 14 chefs d’accusation de fraude et de complot, la prise de conscience de l’effondrement d’une réputation. Passer de coqueluche du gouvernement à accusée numéro 1 de la grande traque québécoise contre la corruption politique a de quoi vous faire craquer. Et Normandeau nous raconte quand, comment et combien de temps elle craque. On la comprend. On souffre avec elle.
« Lorsque je me suis présentée chez le concessionnaire automobile pour louer une voiture, on a exigé un endosseur. Deux fois, une compagnie m’a refusé une assurance vie à cause de mes accusations. La directrice d’une succursale d’une institution financière n’a pas daigné me rencontrer pour discuter de la possibilité d’obtenir un prêt personnel. Une compagnie de carte de crédit a fermé mon compte sans m’en aviser. »
Normandeau convainc lorsqu’elle décrit le stratagème utilisé par le commissaire de l’Unité permanente anticorruption (UPAC), Robert Lafrenière, pour se faire reconduire à son poste. Philippe Couillard s’apprêtait à le remplacer par Denis Gallant, alors inspecteur général de Montréal. Mais Lafrenière devance l’arrestation de Normandeau, de l’ex-ministre libéral Marc-Yvan Côté et de plusieurs coaccusés, pour les faire coïncider avec le jour du dépôt du budget le 17 mars 2016 et infliger un tort maximal au gouvernement en plus de court-circuiter la désignation, imminente, de Gallant. La démonstration s’appuie sur le témoignage d’un enquêteur au dossier à l’UPAC, Mathieu Venne, décontenancé en apprenant que les arrestations étaient devancées. Si le gouvernement Couillard remplaçait celui qui avait eu le courage d’arrêter une vice-première ministre libérale, il aurait l’air de vouloir punir l’Eliot Ness et de protéger la fraudeuse.
Il ne fait aucun doute que Nathalie Normandeau souhaitait pouvoir faire, à la barre du tribunal, la preuve de son innocence, comme elle l’a fait devant la commission Charbonneau. Elle jugeait la poursuite suffisamment faible pour se faire innocenter au moment de l’enquête préliminaire. Mais les procureurs lui ont tiré le tapis sous les pieds, en sautant cette étape. Elle souhaitait un procès séparé de celui des autres accusés, dont les requêtes faisaient traîner les choses en longueur. Ça lui a été refusé. C’est donc en désespoir de cause, après quatre ans d’attente, qu’elle obtient le retrait des accusations pour délais excessifs.
Il ne s’agissait pas de savoir si Mme Normandeau avait commis des fautes éthiques, mais des fautes criminelles. Dans l’état de notre connaissance de la preuve, cette démonstration semblait difficile à faire. C’était d’ailleurs l’avis d’un correspondant anonyme de Normandeau, se présentant comme un membre de l’équipe du Directeur des poursuites pénales et criminelles (DPCP). Il lui fait part dans des courriels passionnants de la zizanie qui règne chez les procureurs au sujet de la qualité de la preuve.
Le bouc émissaire
L’ex-ministre affirme n’avoir absolument rien à se reprocher. Ni criminellement, ni politiquement, ni éthiquement. Mais il suffit de faire la recherche du mot « Normandeau » dans le rapport de la commission Charbonneau pour tirer une autre conclusion. Il y a le côté sombre et le côté clair de la trentaine de ses interventions pour maximiser les subventions offertes à des villes de Gaspésie et du Bas-Saint-Laurent. Côté clair, ces régions ont besoin d’aide et Normandeau a usé d’un canal astucieux de générosité. Le côté obscur s’appelle Roche, la maison d’ingénierie où travaillait Marc-Yvan Côté, grand fournisseur de dons illégaux de prête-noms dans les cocktails de financement organisés — comme c’est pratique — par le chef de cabinet de Normandeau, Bruno Lortie. Dans ces régions, la quasi-totalité des largesses de la ministre profitait aux projets montés et livrés par Roche, ce qu’elle savait.
« Oui, j’ai été un bouc émissaire, écrit-elle. […] Je suis outrée et choquée d’être celle qui a payé pour le PLQ. » Le bouc émissaire de qui ? Elle ne veut accuser personne, surtout pas Jean Charest, qui semble avoir été un des seuls au Parti libéral à l’avoir soutenue en privé après son arrestation et qui, révèle-t-elle, lui a un jour offert de prendre sa succession à la tête du parti.
L’enquête Mâchurer, toujours en cours au sujet de l’argentier Marc Bibeau et de Charest, finira-t-elle un jour par nous donner la clé de l’énigme ? Des affidavits publiés en janvier 2020 contiennent des témoignages criminellement incriminants envers Bibeau (qui nie tout et a toujours défendu son intégrité) et attestent de : recours conscient et organisé à des prête-noms, dons en argent comptant, trafic d’influence, détention d’informations confidentielles.
On veut bien croire que l’ancienne mairesse de Maria (Gaspésie) fut entraînée dans une culture éthiquement malsaine qu’elle n’a pas inventée. Elle avait le malheur d’être une des figures les plus attrayantes du cabinet et d’avoir la main sur un important robinet de subventions. Mais on ne pouvait pas être aussi allumée que Nathalie Normandeau et ne pas savoir qu’il y avait entre Roche, la caisse du Parti libéral et les subventions qu’elle accordait, non un retour d’ascenseur, mais une véritable grande roue, bien huilée. Innocente, Nathalie Normandeau ? Criminellement, certes. Mais elle fut le rouage conscient et enthousiaste d’un manège qui empestait le favoritisme et le copinage politique. « Je ne suis pas si innocente », chantait Britney Spears, dont on salue la libération. Le refrain sied aussi à Mme Normandeau.
Reste qu’on ne sera collectivement satisfaits que lorsque ceux dont elle fut le bouc émissaire seront à leur tour dans le box des accusés.
jflisee@ledevoir.com; blogue : jflisee.org
Une version précédente de ce texte, dans lequel on indiquait que Bernard Lortie (plutôt que Bruno Lortie) est le chef de cabinet de Nathalie Normandeau, a été modifiée.