Enseigner à la génération Z
La troisième saison d’Éducation sexuelle (Sex Education), qui vient d’être lancée sur Netflix, est absolument fascinante. On y voit Hope, la nouvelle directrice d’une école secondaire âgée d’une trentaine d’années, tenter de « réparer » la réputation de l’établissement auprès de ses donateurs après que l’attitude résolument positive et ouverte des élèves à l’égard de leur sexualité eut fait les manchettes.
Hope est surtout motivée par ce qu’on appelle souvent la respectabilité : elle sait que le monde adulte inclut son lot de requins et veut que les jeunes s’y adaptent. Les étudiants, de leur côté, croient fermement à l’expression libre des multiples nuances de leurs identités en développement. Il n’est pas question pour eux de jouer le jeu du marketing propret qui étouffe et instrumentalise nécessairement les plus vulnérables d’entre eux — les queers, les non-binaires, les « minorités modèles » et plusieurs jeunes filles.
Avant cette série, je n’avais jamais vu représenté à la télévision ce conflit de valeurs — et disons, de stratégie de survie — entre la génération Y et la génération Z. C’est une caricature, certes, mais une caricature nécessaire.
J’ai été témoin de ce contraste générationnel sur les campus déjà plusieurs fois dans ma vie. Je suis, par exemple, une ancienne résidente du collège Massey, à l’Université de Toronto, un établissement que l’on pourrait qualifier de… traditionaliste. Lorsque j’y étais, la seule autre personne noire qui y résidait était une amie que j’avais incitée à s’inscrire avec moi. Y a-t-on vécu des incidents de racisme ordinaire ? Bien sûr. Souvent. Mais nous étions trop isolées pour même envisager de les dénoncer au quotidien.
On a plutôt fondé un comité qui a aidé l’administration à diversifier le profil des fellows. Résultat : quelques années après notre départ, la nouvelle génération de jeunes s’est senti la force d’exiger de sérieuses réformes. On peut penser que le scandale est venu d’un climat devenu toxique, mais c’est plutôt le contraire : c’est parce que cette génération s’y sentait plus confiante que le silence a finalement été brisé de manière, disons, moins diplomatique.
Je suis retournée (virtuellement) à l’Université de Toronto l’hiver dernier pour y livrer un cours sur les représentations du mouvement Black Lives Matter — et des personnes noires de manière plus générale — dans les médias. Non, les étudiants ne m’ont pas mangée toute crue pour avoir osé aborder des thèmes délicats : j’ai toutefois eu affaire à un groupe qui avait des attentes très différentes de l’université que celles que j’aurais moi-même osé formuler à voix haute il y a 10 ou 15 ans.
Les jeunes s’attendaient notamment à faire des liens en classe entre les concepts abordés et ce qu’on appelle le « savoir expérientiel » : l’expertise que les jeunes tirent de leur propre vécu. Par exemple, lors de la séance sur la notion de colorisme (la préférence, même au sein des communautés dites racisées, pour les personnes qui ont le teint plus clair), des étudiantes latinas, africaines, arabes, indiennes et chinoises sont spontanément intervenues pour apporter des exemples issus de leur contexte culturel particulier. Après avoir demandé au groupe de visionner le documentaire de Laverne Cox, Disclosure, sur les représentations des personnes trans (notamment noires) dans le cinéma américain, un étudiant trans s’est senti à l’aise non seulement de se définir comme tel auprès de ses pairs, mais de nous parler de l’incidence de la transphobie sur son propre parcours de transition. Lors de ces discussions, et bien d’autres, j’ai profondément appris de mes étudiants, et ils ont appris les uns des autres. Mon rôle était alors de les inciter à utiliser les théories que je présentais pour articuler leur réflexion, et non pas de détenir le monopole de l’expertise scientifique.
Une chargée de cours qui rejetterait cette approche pédagogique et qui aurait reçu ces interventions comme des interruptions à sa leçon minutieusement préparée se serait sentie, disons, « mise au défi » par mon groupe. Mais quand on l’adopte, enseigner à la génération Z devient soudainement un immense privilège.
La vérité, c’est que je suis loin d’être exceptionnelle, et que l’immense majorité des enseignants des cégeps et des universités s’adapte sans problème à cette jeunesse nouveau genre. C’est pourquoi les anecdotes qui ont été hypermédiatisées dans la dernière année ne permettent pas d’arriver à une représentation adéquate des changements sociaux sur les campus universitaires.
Personnellement, lorsque j’étais au baccalauréat en littérature française, j’aurais aimé qu’on m’enseigne certes une plus grande diversité d’œuvres, mais aussi que l’on approche les classiques différemment. J’aurais souhaité qu’on me demande, lors de l’examen sur Madame Bovary, quelles sont les visions de la femme et de la féminité qui sont transmises dans l’œuvre de Flaubert — plutôt que de traiter l’exégèse féministe comme une « attaque » contre le « canon ». J’aurais voulu qu’on nous présente le Candide de Voltaire non pas comme l’apothéose de la tolérance, mais comme une œuvre qui promeut le respect entre gentilshommes européens tout en véhiculant aussi un antisémitisme et une négrophobie qui auront une influence importante sur les Lumières françaises.
Bref, j’aurais adoré qu’on nous présente les « grandes œuvres », de manière moins… candide ! Si on avait procédé ainsi, je n’aurais pas quitté le département après un an pour celui de littérature comparée, où l’on tombait un peu moins facilement dans l’hagiographie.
Comme beaucoup de personnes de mon âge traditionnellement sous-représentées à l’université, j’ai eu le réflexe de partir plutôt que d’exiger mieux. Si les jeunes qui me suivent sont plus nombreux à se sentir la force de répliquer, c’est que quelque part, la société a changé en mieux. Je crois sincèrement qu’il vaut mieux les écouter et dialoguer que de faire comme Hope dans Éducation sexuelle, et de présumer, pour paraphraser Voltaire, que tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes, lorsque les jeunes se seront résolus à… « grandir ».
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.