Émile Peynaud : un oenologue dans le siècle

C'est au bout du fil, cette semaine, en discutant de la vendange 2004 avec Aimé Guibert au Mas de Daumas Gassac, dans l'Hérault, que j'ai appris la nouvelle. Atteint de la maladie de Parkinson ces dernières années, son mentor et plus précisément celui qui s'était penché dès le début sur le berceau de Daumas Gassac n'est plus.

Depuis le 18 juillet dernier. Non seulement Émile Peynaud aura été un oenologue majeur au cours du siècle écoulé, avec lui se clôt un chapitre fascinant de la grande vinification « classique » bordelaise.

« Une belle figure d'homme », dira de lui le vigneron Aimé Guibert qui l'aura côtoyé depuis cette visite marquante de 1978, alors que le grand oenologue accepte de suivre le domaine. Voici d'ailleurs un extrait de la lettre que Peynaud a fait parvenir à Guibert à l'époque : « Monsieur Guibert, je vous confirme que j'accepte de suivre votre vignoble et vos vinifications, bien que je sois dans le moment de ma vie où je renonce à conseiller beaucoup de vignobles, pour ne garder que les meilleurs bordelais. Par contre, je vais mettre deux conditions : ne me demandez pas de venir régulièrement à Daumas Gassac et ne me parlez jamais d'argent, car je vois pour moi dans Daumas Gassac l'occasion rarissime d'être aux débuts d'un vin exceptionnel, alors que ma vie durant j'ai conseillé les grands vins établis. »

Docteur ingénieur depuis 1946, Émile Peynaud fut le disciple et le collaborateur de Jean Ribéreau-Gayon (auteur du Traité d'oenologie en 1947) avec qui il collabora, entre autres sujets, sur la biochimie des fermentations, la notion de transformation bactérienne, les techniques de la conservation du vin et de stabilisation de la limpidité ou encore la définition des équilibres gustatifs, des études clés qui trouvent toujours aujourd'hui leur application sur le terrain.

Parallèlement à son travail de recherche à la Station agronomique et oenologique de Bordeaux, l'homme collaborera aussi, à titre de conseiller technique, avec plusieurs propriétés vinicoles et entreprises commerciales. Et non des moindres !

Près de 200 châteaux dans le bordelais dont les Margaux, Cheval Blanc, Chevalier, Lafite-Rothschild, Rieussec, Laville Haut-Brion, Léoville-Las-Cases et j'en passe, mais aussi Calvet en Argentine, Domecq en Espagne, Antinori en Italie et autres Carras en Grèce. À ce titre, Peynaud fut le premier flying winemaker de sa génération !

Pour avoir discrètement suivi, il y a près de 20 ans de cela, cet observateur studieux et « invisible » dans le chai en arrière-plan, alors qu'il conseillait encore quelques rares clients (et amis), dont Claude Ricart au Domaine de Chevalier, je conserve cette image tenace d'un homme discret, rigoureux et précis qu'une approche scientifique sans cesse basée sur le doute et le questionnement rendait plus crédible encore.

Sur ce point, je vous cite une partie de la conversation (plutôt musclée, paraît-il) que le célèbre oenologue avait eue à la même époque avec le vigneron de Daumas Gassac : « Sachez, M. Guibert, qu'en matière de vinification des très grands vins, on ne sait jamais rien, tout est toujours inédit, nouveau et unique ; il n'y a de réponses que dans l'inquiétude vigilante à essayer de comprendre le dessin unique et exclusif de chaque millésime. »

Dans ce milieu vitivinicole contemporain qui est le nôtre, Émile Peynaud serait encore aujourd'hui à ranger parmi ces antistars dédiées à faire mousser l'intégrité du vin plutôt que leur gloriole personnelle. Ce qui est loin d'être le cas de certains, de nos jours !

Classique, la conduite de ses vinifications l'était en tous points. Dans ce souci encore une fois de l'intégrité du terroir et du matériel végétal (ne lui parlez pas de ces clones productifs qui se sont graduellement installés dans le Bordelais !), des techniques fiables qui ont fait leur preuve au chai (évitez de lui glisser mot de microbullage ou d'osmose inverse) et de la dégustation du vin qu'il effectuait sans tourner autour du pot mais avec les mots justes.

Bien sûr, les mauvaises langues lui auront reproché de « peynaudiser » les vins qu'on lui confiait, de les personnaliser outre mesure. Je dirais plus simplement qu'il leur conférait à tous ce niveau irréprochable de qualité qui les distinguait rapidement de ceux qui n'en avaient que la prétention. Qui se plaindrait, d'ailleurs, de retrouver l'esprit d'Émile Peynaud derrière une larme de Château Margaux ? Pas moi.

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Info SAQ : (514) 873-2020, 1 866 873-2020 ou www.saq.com. Potentiel de vieillissement du vin 1 : moins de cinq ans ; 2 : entre six et dix ans ; 3 : dix ans et plus. ©: le vin y gagne avec un séjour en carafe.

jean-aubry@vintempo.com

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