La librairie surgie à l’ouest
Sur la porte de la petite librairie La Chenille, il est écrit : « Commencer par ne pas comprendre » avec la belle calligraphie du lettreur Claude Dolbec. Cet avis, jeté apparemment au milieu du chemin d’Alice au pays des merveilles, est une invitation directe à porter un regard neuf sur les choses.
J’ai franchi son seuil, bien sûr. Rue Coolbrook, près du chemin Queen Mary, aux limites d’Hampstead, l’endroit détonne un peu. L’ouest de Montréal ne fourmille guère d’espaces culturels sympathiques aux rayonnages remplis de livres d’occasion, pour la plupart français et québécois. Des ouvrages destinés aux enfants comme aux adultes, aux titres alléchants. J’ai choisi Enquêtes de Jorge Luis Borges et un abécédaire de la lune.
Mes pas m’ont ramenée là-bas bien vite. Un de ses libraires, Laurent McDuff, étudiant en littérature, avait alors étalé sur une table des ouvrages de Sartre, de Beauvoir et de leurs comparses. La plupart des volumes proviennent des bibliothèques de particuliers, de ceux qui y travaillent entre autres, mais le but est bientôt d’offrir également des livres neufs, avec un rayon important en psychopédagogie, davantage d’ouvrages anglophones aussi.
Cette Chenille-là a ouvert ses portes le 15 août dernier sans tambour ni trompette, mais l’inauguration officielle se fera le 2 octobre. Le nouveau lieu a poussé sur le site d’une maison d’encadrement disparue durant la pandémie, comme tant d’enseignes.
D’origine corse, Jérôme Mariaud, copropriétaire de La Chenille avec son épouse Natalia, avait tenu une librairie à Paris dans le quartier de l’Opéra durant cinq, six ans. Il est installé au Québec depuis 2008, après avoir connu en France ou ailleurs plusieurs vies, exercé divers métiers, traversé des moments de rupture, de créations diverses, d’éclairs d’engagements fécondés.
« Ouvrir cette librairie est un acte de résistance, me déclare-t-il. Plusieurs se procurent des livres sur Internet. Une aberration, à mes yeux ! » Il croit à la fréquentation des lieux de lecture, n’a rien contre la Toile, y circule comme tout le monde avec fascination, mais pour lui, le document premier qui pousse à laréflexion, c’est le livre. « Avec l’écran, les contenus ne s’impriment pas dans la tête. » Après tout, si certains brûlent des ouvrages littéraires, c’est que ceux-ci ont perdu leur aura sacrée.
Autour de lui, il sent cette crainte vibrante du livre chez les enfants, les ados, qu’il côtoie à vrai dire sans cesse. Jérôme Mariaud a fondé à Montréal en 2012 les Ateliers Kit Focus, ayant créé à la base une méthode psychocognitive basée sur le jeu, les exercices de mémorisation, pour épauler les jeunes en difficulté d’apprentissage. Kit Focus occupe le premier étage de La Chenille depuis 2016. Une équipe, dont son épouse psychologue et de nombreux experts, y reçoit en roulement entre 80 et 100 jeunes. Pour lui, enfants et ados en déficit d’attention sont capables d’apprendre, mais parviennent mal à digérer l’information reçue. Chacun d’entre eux possède son histoire et ses voies de réparation propres. Aux rêveurs et aux hyperactifs sont alors proposés des chemins différents, qui passent aussi par la lecture.
« Le règne de l’écran rend difficile l’apprentissage d’un texte en profondeur, dit-il. On montre en atelier que lire est un outil pour la pensée, la réflexion, l’analyse, l’acquisition de vocabulaire, l’esprit critique. Car l’appauvrissement des mots se constate partout aujourd’hui. » Jérôme Mariaud aime ouvrir des chemins de traverse.
Extension de son travail de pédagogue, cette librairie-là est une occasion de recréer la relation directe avec le livre. « Ce geste doit faire partie du quotidien. Une maison sans livres, c’est terrible. À La Chenille, on a voulu offrir l’atmosphère d’une boîte à surprise, d’un petit labyrinthe. On y part à l’aventure, car son espace a été conçu comme un voyage, tissé avec les goûts de chacun. Une de nos libraires, Rachel Lamoureux, étudiante en littérature, publie un recueil de poésie en décembre. » Il aimerait organiser des événements autour de lancements comme il en existait chez Olivieri, des soirées littéraires, voire un petit ciné-club avec un écran rafistolé. « Il faut retrouver cette magie du bricolage. »
Jérôme Mariaud, qui expose également ses photographies insolites à La Chenille, parle beaucoup de la nécessaire transformation du regard, afin d’ouvrir sur la surprise, l’émerveillement, le contact. « Le hasard naît toujours d’une rencontre, de mots, de souvenirs. Mieux vaut laisser un espace libre pour permettre aux gens de se l’approprier. Ainsi la librairie offre-t-elle aux visiteurs des vides à remplir. C’est notre yin et notre yang », lance-t-il avant s’y engouffrer de nouveau.