102 minutes…et changer de monde
102 minutes. C’est le temps qui s’est écoulé entre le moment où un premier avion a frappé la première des deux tours jumelles et le moment où la dernière s’est effondrée dans un amont de gravats, ne laissant derrière elle que les silhouettes torturées des structures métalliques, les corps mutilés de plusieurs milliers de victimes, un quartier exsangue, un pays traumatisé.
Il aura fallu une génération (celle qui est aujourd’hui sur les bancs de l’université ou qui entre sur le marché du travail sans connaître autre chose du 11 Septembre que des images d’archives) pour pleinement mesurer l’impact et les multiples legs de ces attentats. Sans « 9/11 », pas d’Irak, pas de Daech. Peut-être pas d’Obama en réaction à la période Bush, donc pas de Tea Party, pas de Trump…
Car l’Histoire se tisse en arantèle, chaque point d’ancrage est lié à un autre, et à un autre encore. Parmi eux, certains événements sont si déterminants qu’ils constituent des fractures qui redessinent le monde.
À la veille du 11 septembre 2001, George W. Bush était ce président qui avait arraché son élection à la Cour suprême et dont les « bushismes » étaient universellement raillés. Il avait annoncé une «politique étrangère humble» et comptait s’y tenir. Son plus gros problème au cours de l’été 2001 était en fait l’interception par deux avions J-8 chinois d’un avion de reconnaissance EP-3 américain, cloué au sol sur l’île de Hainan, et que Pékin démontait pour en extraire la technologie et les données sensibles. Il s’agit alors de la plus grave crise diplomatique entre les deux pays : l’ennemi numéro 1 des États-Unis est alors à l’ouest, de l’autre côté du Pacifique.
Le 11 Septembre vient bouleverser l’ordre des choses.
Ce président sans grande légitimité va hériter d’un taux d’approbation record, et certains acteurs vont prendre alors une tout autre stature, de Rudy Giuliani aux néoconservateurs artisans de la désastreuse intervention en Irak.
Sur le sol américain, alors qu’il n’y aura finalement pas d’autres attentats d’al-Qaïda, la paranoïa collective est alimentée par une série d’attaques à l’anthrax — elles feront cinq morts. La nature de la menace à laquelle fait face le pays est évaluée chaque jour avec un code de couleur (vert, bleu, jaune, orange, rouge) et les chaînes d’information dissertent durant des mois sur le calfeutrage des fenêtres en cas d’attaque chimique, sur la vulnérabilité des réservoirs d’eau potable aux attaques bactériologiques ou celle des centres commerciaux aux bombes radiologiques.
L’ennemi devient l’Autre, et tout ce qui est dissident devient ennemi de la nation. Les effets se font rapidement sentir. Pour la première fois de leur histoire, les États-Unis créent un département de la Sécurité intérieure. Les mesures d’exception se multiplient : le Patriot Act et la notion de combattant ennemi, qui permet des détentions extrajudiciaires, le recours aux prisons secrètes de la CIA et la pratique de la torture. Alors que l’urgence se normalise, la tolérance des citoyens américains à l’égard de la surveillance électronique (en témoigne l’attitude de l’opinion publique à l’égard d’Edward Snowden) mène à la pérennisation de l’état d’exception. Les États-Unis sont en guerre perpétuelle — celle de la « guerre au terrorisme » — et le complexe
militaro-industriel en mal de vocation après la fin de la guerre froide opère un très lucratif virage vers la sécurité.
À l’échelle internationale, la vision américaine d’un monde de risques, dégagée de toute responsabilité morale, finit par contaminer par capillarité le reste du globe. En finançant la lutte contre le terrorisme et en externalisant leurs frontières loin de leur territoire, les États-Unis exportent une certaine vision de la sécurité aux dépens de la coopération et des institutions internationales. Sur le plan interne, avec l’avènement des chaînes d’information en continu, la surinformation mène graduellement à la désinformation. Les décisions désastreuses en politique étrangère accélèrent l’érosion de la légitimité des institutions politiques et la prolifération des théories du complot.
L’obsession sécuritaire héritée du 11 Septembre, dirait le philosophe Giorgio Agamben, façonne la mutation contemporaine du modèle démocratique, son érosion et son glissement vers l’illibéralisme. Avec la lente dérive du monde libéral, le système international se recompose donc autour de valeurs sécuritaires plutôt que démocratiques, dans un contexte plus instable parce que les États-Unis ont eux-mêmes abandonné la Pax Americana.
Ce faisant, le monde pandémique a hérité des outils du 11 Septembre doublés des technologies contemporaines : un univers de surveillance, de contrôle, d’ouverture et de fermeture rapide des frontières. Un monde polarisé dans toutes ses strates, défini par l’adage de Bush : « Vous êtes avec nous ou contre nous. » Un monde où les corps sont désormais porteurs de frontières — de la biométrie aux passeports sanitaires.
Il y a 20 ans, 102 minutes ont changé notre monde.