Touche pas à ma forêt!

En plein mois d’août, un groupe de citoyens de Chelsea allongeait près d’un million de dollars pour sauver des griffes d’un promoteur immobilier les 57 hectares de la forêt qui apporte un supplément d’âme à leur quotidien.
De gros sous puisés à même leurs poches, pour rescaper cette parcelle de chlorophylle ponctuée d’étangs et de sentiers. Un concentré de nature devenu un baume pendant la pandémie, et un maillon essentiel du bonheur quotidien de cette petite collectivité.
Comme partout ailleurs, la valeur foncière de ce coin de verdure a explosé à la faveur de nombreux promoteurs immobiliers qui spéculent depuis les derniers mois sur l’engouement croissant des citadins pour la nature, engouement dopé par la crise sanitaire.
Presque partout au pays, et plus encore près des villes, la forêt se vend à fort prix et se morcelle au plus offrant.
Étrange paradoxe, tout de même. Dans plusieurs régions convoitées, la récente « ruée vers les campagnes » contribue à grignoter le peu de boisés ou de forêts qui subsistent en marge des zones habitées.
Mais l’opération sauvetage déployée par les amis de la « Forêt aux étangs » de Chelsea pourrait amener de plus en plus de gens à monter au front pour protéger leurs écrins de verdure.
« Ce qui est unique ici, c’est que chaque sou a été trouvé dans la communauté, par des bénévoles. Ça en dit long sur l’engagement de ces citoyens ! » s’enthousiasme Olaf Jensen, bénévole et directeur du conseil d’administration d’Action Chelsea pour le respect de l’environnement (ACRE), qui a prêté main-forte aux voisins de la Forêt aux étangs dans leur démarche.
En quelques jours, ce geste inusité a fait boule de neige et inspiré une douzaine d’autres groupes de citoyens à travers le Québec, assure M. Jensen, décidés eux aussi à protéger à tout prix leur coin de nature du grappin d’éventuels promoteurs.
Mais faut-il acheter la forêt pour la sauver ?
Forêts citoyennes
À 30 minutes de Québec, là où le fleuve Saint-Laurent achève d’embrasser l’île d’Orléans, Catherine Grenier, jeune présidente de Conservation de la nature Canada (CNC), survole du regard le luxuriant domaine champêtre de la pointe de Saint-Vallier et ses berges, conservé depuis 20 ans grâce à l’action de citoyens et d’organismes de conservation.

« On a souvent l’impression que seuls les gouvernements peuvent agir pour protéger des milieux naturels. Mais ça prend des collectivités, des partenariats avec des gens engagés, des donateurs, des bénévoles, des ententes, des négociations ardues. La tâche est immense ! Car la majorité des espèces et des habitats menacés au Québec se trouvent dans le sud du Québec, là où grande majorité des terres sont privées », insiste-t-elle.
Cette Québécoise, ex-vice-présidente du réseau des 27 parcs de la SEPAQ, vient de prendre les rênes de l’organisme de conservation pancanadien qui a protégé, depuis huit ans, l’équivalent de la superficie du Nouveau-Brunswick en forêts, marais, lacs, rivières et autres milieux fragiles grâce aux dons du public.
Quelque 750 millions de dollars ont été amassés d’un bout à l’autre du pays lors de la dernière campagne pour porter à 14 millions d’hectares la superficie des territoires naturels protégés par l’organisme à but non lucratif.
Du nombre, des kilomètres de forêts, de corridors écologiques et des micro-écosystèmes essentiels à la survie de certaines espèces. Principal propriétaire terrien d’îles du Saint-Laurent et de l’estuaire entre Boucherville et les îles de la Madeleine, CNC a notamment sous son aile une partie des îles de Sorel, des îles de Boucherville, de L’Isle-aux-Grues et d’un chapelet d’îlots dans Kamouraska.
Quelque 8000 hectares de montagnes vertes en Estrie ont ainsi pu être protégés à perpétuité, de concert avec l’organisme Corridor appalachien, grâce à des achats ou à des dons faits par des citoyens.
Alliés sylvestres
Si les voisins de Chelsea ont agi pour leur bien-être et sauvegarder la beauté des lieux, la protection des forêts et d’autres milieux naturels est maintenant devenue une question de santé collective, voire de survie.
« Protéger un massif forestier ou un milieu humide, ça minimise les îlots de chaleur, ça aide au stockage du carbone et ça protège la qualité de l’air et de l’eau pour des collectivités entières », insiste Catherine Grenier, dont l’organisme a réussi à mettre à l’abri une partie des immenses étangs de Minesing, en Ontario, qui assurent l’accès à l’eau potable de toute une communauté.
« Si on veut protéger la biodiversité et limiter les impacts des changements climatiques, la nature est notre plus grande alliée. L’objectif poursuivi par l’ONU est de protéger 30 % du territoire, expose Catherine Grenier. On en est encore loin [17 % au Québec]. Les gouvernements ne pourront pas y parvenir seuls. Il faut agir là où on a le plus d’impact, avec et pour les gens. Après tout, c’est l’amour et l’attachement des citoyens qui ont sauvé le mont Orford. »
Dessine-moi une forêt
Un horizon sans fin d’épinettes, le Québec ? Pas vraiment. Seulement 55 % du territoire québécois est boisé, comparativement à 85 % en Ontario. Et de 2000 à 2010, 15 000 hectares de forêts ont disparu sous la pression du développement immobilier, de l’agriculture ou de l’exploitation forestière.
Pas moins de 11 % des forêts du Québec prospèrent sur des terres privées, dont la protection dépend de la bonne volonté de leurs 130 000 propriétaires et de règlements locaux, selon un rapport de Nature Québec. Parmi les 256 forêts rares, anciennes ou uniques classées « exceptionnelles » par le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, la moitié s’élèvent sur des terres privées.
« C’est pourquoi je crois que le rôle des organismes citoyens et de conservation est appelé à croître pour préserver les forêts et les milieux naturels sur des terres privées. L’objectif n’est pas toujours d’acheter, car les prix sont de plus en plus élevés, mais d’assurer la sauvegarde, soit en facilitant les dons, soit en signant des ententes de conservation, longuement négociées », explique Brice Caillié, coordonnateur de projet au Réseau de milieux naturels protégés.
Depuis deux ans, au moins 83 nouveaux sites sont venus s’ajouter aux 66 000 hectares protégés des 1367 sites qu’abrite maintenant ce réseau.
Retrouver le monde sauvage
Du haut de ses 95 piges, le très respecté sir David Attenborough décrète dans son tout dernier bouquin à paraître cet automne qu’il presse de « réensauvager le monde ». Quand l’illustre lord anglais a commencé sa carrière de reporter du monde vivant à la BBC en 1954, 64 % de la planète était encore à l’état sauvage, lit-on dans Une vie sur notre planète. Il n’en reste plus que 33 % aujourd’hui.
Malgré les incendies qui consument la côte ouest américaine et une partie de l’Europe, quinze milliards d’arbres continuent d’être abattus dans le monde, bon an mal an, accélérant la perte de la biodiversité et la surchauffe du climat. Pour survivre, constate le nonagénaire, les premiers humains ont dû raser boisés et massifs épais pendant des siècles.
Maintenant, la survie de l’humanité repose au contraire sur sa capacité à reboiser et à rescaper la canopée et d’autres milieux sauvages, devenus nos bouées de secours face à un climat désormais parti en vrille.
Foi de sir David, il est pressant de réensauvager le monde, un arbre à la fois. Comme l’ont compris les voisins de Chelsea.
Un bilan de l’état de la planète
Après plus de 60 ans passés à scruter le monde sauvage, le sage à la voix iconique des documentaires animaliers de la BBC livre ici un bilan lucide mais troublant de l’état de la planète, sur les ratés des dernières décennies et ce que nous réserve le prochain siècle si rien n’est fait. En librairie le 15 septembre.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.