COVID et limites raisonnables aux droits

Il est évident que l’obligation de porter un couvre-visage ou de présenter une preuve de vaccination pour accéder à des lieux ou à des activités limite nos libertés. La vraie question est toutefois de savoir si de telles limites sont raisonnables. Y répondre requiert un exercice documenté et argumenté qui va au-delà des procès d’intention et des slogans.

Pour plusieurs adhérents à la mouvance antimesures sanitaires, ces politiques seraient le cheval de Troie d’atteintes plus graves contre la démocratie. En somme, on fait un procès d’intention en présentant les mesures sanitaires « comme équivalentes [à] une dictature politique, faite pour dominer, opprimer, écraser le peuple ». D’autres prétendent que de telles mesures vont nécessairement devenir permanentes, érodant nos droits et libertés pour longtemps. Tous des arguments qui évitent de discuter des motifs de ces mesures pourtant temporaires : au lieu de débattre des raisons pouvant justifier des mesures limitant les libertés, on s’en tient à affirmer que tout cela serait le prélude à un sombre complot.

De tels argumentaires ne prennent pas en compte comment les droits et libertés fonctionnent dans les sociétés démocratiques. Tous les droits et toutes les libertés sont sujets à des limitations. Au Québec, l’article 9.1 de la Charte des droits et libertés de la personne prévoit que « les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec ». Et, surtout, que « la loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice ».

Peser le pour et le contre

 

Lorsqu’ils sont appelés à examiner une mesure qui limite un droit ou une liberté, les tribunaux examinent s’il existe un lien rationnel entre la limite proposée et les maux que l’on cherche à prévenir ou à enrayer. Il faut aussi déterminer si l’atteinte est minimale compte tenu des fins recherchées. Une fois qu’il est établi que l’atteinte est la moins intrusive possible, il faut se demander s’il y a une pondération adéquate entre les effets préjudiciables et les bénéfices de la mesure attaquée. Bref, les limites doivent reposer sur des motifs démontrables et être proportionnées à la gravité de la situation.

Comment évaluer concrètement la raisonnabilité de telles limites ? Un exemple : en 2019, la Cour d’appel du Québec s’est penchée sur le cas de camionneurs sikhs qui contestaient la politique de leur employeur les obligeant à porter un casque protecteur par-dessus leur turban lorsqu’ils se déplaçaient hors de leurs véhicules sur leur lieu de travail.

La Cour a reconnu d’entrée de jeu que l’obligation de porter le casque protecteur limite la liberté de religion des camionneurs, car elle leur impose une limite liée à leurs croyances. Dans sa décision, le tribunal retient toutefois que la durée de ces inconvénients est limitée dans le temps. Il évoque aussi le témoignage d’un expert en sikhisme qui a expliqué que le choix de ne rien porter sur son turban est une décision personnelle, et que personne ne sera exclu de la religion sikhe pour avoir porté un casque protecteur. Surtout, la Cour note que la politique contestée visait à assurer la sécurité des gens sur leur lieu de travail, qu’elle reflétait les obligations imposées aux employeurs par la législation sur la santé et la sécurité du travail et qu’elle comptait prévenir des situations pouvant entraîner la responsabilité criminelle de l’entreprise ou de ses préposés.

En mettant en balance les effets préjudiciables et les bénéfices de la mesure, la Cour d’appel a conclu — à la lumière de la preuve présentée — que l’objectif de sécurité prévalait sur les préjudices temporaires à la liberté de religion des camionneurs. En somme, l’effet global de la politique contestée est proportionné : la mesure est jugée raisonnable et justifiée au regard de l’article 9.1 de la Charte québécoise.

Les limites raisonnables

 

L’analyse de la validité des exigences imposées dans la lutte contre la COVID-19 procède d’une démarche similaire.

Pour déterminer si les limites sont raisonnables, il faut tenir compte de la gravité de la situation engendrée par la pandémie. Les autorités publiques ont donc à exposer les données probantes sur lesquelles elles se fondent pour imposer une mesure limitant les droits et libertés, comme le port obligatoire du couvre-visage ou l’obligation de présenter une preuve de vaccination. Il faut alors convaincre que la mesure est raisonnable compte tenu de l’état des connaissances. Les autorités n’ont pas le fardeau de démontrer qu’aucune autre mesure ne pourrait venir à bout du mal à combattre : elles doivent établir qu’elle fait partie des mesures qui ont des chances réelles de venir à bout des effets les plus graves de la pandémie.

Le caractère proportionné de la mesure est aussi à examiner. On doit considérer sa sévérité au vu de la gravité des périls à combattre. Le caractère raisonnable d’une limite aux droits et libertés sera aussi tributaire des accommodements possibles pour les personnes qui ne peuvent pas satisfaire à ses exigences — pour des raisons de santé, par exemple.

Les débats sur les limites qu’on impose à nos droits et libertés sont essentiels : il doit toujours être possible de remettre en question le bien-fondé et la raisonnabilité de telles mesures. Mais ces remises en question doivent se fonder sur des arguments rationnels. Il faut dépasser le lieu commun consistant à répéter que ces mesures « briment » nos libertés.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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