La parole outragée

Les retentissants procès pour agressions sexuelles de vedettes ou de quidams ont secoué l’apathie de nos univers confinés. Ou pas. Certains esprits cyniques osaient même des paris sur l’issue des causes les plus médiatisées. Un tel va-t-il s’en tirer malgré son témoignage de bric et de broc ? Peut-être bien, après tout. Car le doute raisonnable peut faire pencher (ou pas) la balance du côté de l’accusé. Ajoutez le niveau de compétence des avocats de la défense, les biais inconscients du juge, les contradictions du témoin à l’heure de s’expliquer. Faites vos jeux !

On a suivi ça en tâchant de comprendre, parfois en vain, les arcanes juridiques derrière un acquittement ou une condamnation. Depuis l’avènement du mouvement #MoiAussi, certains, certaines préfèrent dénoncer les agresseurs sur les médias sociaux plutôt que de subir des fins de non-recevoir en amont ou des contre-interrogatoires féroces en cour. Ils mettent mal à l’aise, ces tribunaux populaires en ligne. Des mensonges, des vengeances peuvent s’y glisser sans appel. Sauf que le système est mal adapté à ce type de crimes. C’est lui qu’il faut changer.

Lundi soir, lors de la première montréalaise à l’Impérial du documentaire choc La parfaite victime de Monic Néron et Émilie Perreault (en salle depuis mercredi), une des cinéastes a pris la parole pour inviter les victimes d’agression sexuelle à poursuivre leur agresseur, craignant que leur film n’en décourage plusieurs d’aller de l’avant. Cette œuvre indispensable nous avait été livrée comme un coup de massue… Sans donner trop envie de se frotter au monde de la justice, de fait.

Les témoignages de ces femmes — dont une fillette — et d’un homme à l’écran sont un véritable crève-cœur : viols à répétition par des figures d’autorité : le père, un ami de la famille, un mentor. Une jeune femme d’origine russe battue et violée par un pervers au fond d’un passage désert à Montréal, malgré sa plainte déposée dès son hospitalisation, a raconté qu’elle avait paru suspecte aux autorités. Sous médication, elle ne manifestait pas suffisamment d’émotion pour être crédible…

Même si le documentaire, en donnant également le crachoir à un juge repenti, à des procureurs de la Couronne de bonne volonté, à des psychologues, montre que la situation évolue, le portrait général afflige. Le pourcentage des accusations par rapport aux plaintes en ces matières, tel que donné dans le film — 2 sur 10 —, peut sembler contestable, mais non la réalité du parcours du combattant.

La parfaite victime n’existe guère. Toutes peuvent avoir commis une erreur : s’être rendue chez leur futur assaillant, avoir reparlé à l’agresseur, avoir attendu trop longtemps avant de poursuivre. La sidération, ce souffle coupé qui bloque la parole sous le choc post-traumatique, devient un élément à charge.

Parole d’avocat !

Ce qui m’a le plus sonnée dans ce film, ce sont les témoignages des avocats de la défense. Leur rôle est de s’engouffrer dans toute faille, réelle ou apparente, pour déstabiliser la victime. Certains d’entre eux se vantent de n’avoir jamais perdu un procès. Car, au tribunal, la parole de l’un contredit souvent celle de l’autre et il suffit de semer le doute. Or notre système de justice est ainsi fait : mieux vaut 99 coupables en liberté qu’un innocent sous les verrous. Un noble principe, bien sûr, mais dans les cas d’agressions sexuelles, où la preuve est si difficile à faire, la course à obstacles paraît minée.

Un de ces avocats explique qu’un très grand nombre de délinquants, en matière sexuelle ou pas, furent eux-mêmes abusés durant leur enfance. Du cercle infernal sortirons-nous un jour ?

Le cinéma agit en percée de conscience. Déjà, en 1979, à travers Mourir à tue-tête d’Anne Claire Poirier, les conséquences d’un viol sordide sur une femme brisée pétrifiaient les esprits. Dans Grâce à Dieu, en 2019, le Français François Ozon abordait les effets à long terme des crimes pédophiles d’un prêtre lyonnais sur ses anciennes victimes. Plusieurs communautés religieuses au passé litigieux dédommagent aujourd’hui l’enfance flouée. La machine bouge lentement.

Dans La parfaite victime, la plupart des survivants veulent avant tout que la justice reconnaisse l’ampleur du mal : « Vous avez subi un grand tort qui mérite réparation. » Faute de quoi, point de processus de guérison. Pourtant, malgré l’empreinte profonde laissée par les crimes sexuels, on entend encore maugréer : « Ça fait longtemps. Elles devraient passer l’éponge. Et puis, un gars, c’est un gars… »

Mais pour un traumatisme, le passé n’existe pas. Toujours coincé dans le gorgoton de la victime. Les documentaires comme celui-ci libèrent des cris étouffés. Puissent-ils ébranler des colonnes machistes aussi.

Cette chronique s’interrompt durant trois semaines, car je vais au Festival de Cannes.

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