Justice publique et vie privée

En raison du caractère public de la justice, le seul fait d’être impliqué dans un recours judiciaire peut entraîner la divulgation de renseignements qui peuvent être très sensibles. Dans une décision récente, la Cour suprême a précisé les conditions qui doivent être réunies pour qu’un juge puisse soustraire à la vue du public des informations déposées dans le cadre d’un recours judiciaire. L’affaire concernait la succession des époux Sherman, retrouvés mystérieusement morts dans leur domicile torontois. Il s’agissait de déterminer si le juge pouvait ordonner de mettre sous scellés des informations relatives à la succession du couple.

Les responsables de la succession du couple Sherman voulaient épargner aux personnes touchées des atteintes à leur vie privée et les protéger contre ce qui, selon eux, constituait un risque pour leur sécurité. Des ordonnances de mise sous scellés ont au départ été accordées. Mais elles ont été contestées par un journaliste et le Toronto Star. Les médias soutenaient que ces ordonnances violaient la liberté d’expression et de la presse de même que le principe selon lequel les tribunaux devraient être accessibles au public. Le juge de première instance a confirmé les ordonnances, mais la Cour d’appel de l’Ontario les a annulées.

Dans sa décision unanime, la Cour suprême rappelle que la publicité des débats judiciaires est protégée par la garantie constitutionnelle de la liberté d’expression. Cela est essentiel au bon fonctionnement de notre démocratie. Mais les juges peuvent imposer des limites à la publicité des débats judiciaires afin de servir d’autres intérêts publics. Ce pouvoir doit être exercé avec modération et en veillant constamment à assurer que la justice soit rendue au su et au vu du public.

Pour obtenir gain de cause, la personne qui demande au tribunal de rendre une décision pour limiter la publicité des informations relatives à un procès doit démontrer trois choses. Premièrement, il faut établir que la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important. Deuxièmement, l’ordonnance sollicitée doit être nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence et d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque. Troisièmement, il faut démontrer que les avantages de l’ordonnance sont proportionnés et l’emportent sur ses effets négatifs. Le juge Kasirer qui rend la décision de la Cour explique « […] que la personne qui demande une ordonnance visant à faire exception au principe de la publicité des débats judiciaires ne peut se contenter d’affirmer sans fondement que cet intérêt du public à l’égard de la dignité est compromis. Il faut démontrer qu’il y a un “risque sérieux” pour la dimension de sa vie privée liée à la dignité. »

La dignité

 

Dans l’affaire que la Cour avait à juger, les fiduciaires de la succession n’ont pas démontré en quoi la levée des ordonnances de mise sous scellés mettait en jeu la dignité des personnes touchées.

Mais la Cour prend soin d’expliquer qu’il peut exister des situations où il y a un réel intérêt public à soustraire à la divulgation certaines informations associées à la vie privée d’individus. Pour exposer son raisonnement, le juge Kasirer s’inspire d’une disposition du Code de procédure civile du Québec qui dispose explicitement qu’un tribunal peut faire exception au principe de la publicité si « l’ordre public, notamment la protection de la dignité des personnes concernées par une demande, ou la protection d’intérêts légitimes importants » l’exige. La Cour explique que l’intérêt public important en matière de vie privée, qui doit être démontré pour obtenir que soit limitée la publicité des débats judiciaires, est relatif à ce qu’il est nécessaire afin de permettre aux personnes de garder un contrôle sur leur identité fondamentale dans la mesure nécessaire pour protéger leur dignité.

Voilà une décision qui vient rappeler l’importance de la publicité des débats judiciaires. Mais le public a aussi un intérêt dans la protection de la dignité des personnes. Lorsque la dignité d’une personne est menacée, des mesures peuvent être prises pour tenir compte de cette préoccupation. Il est alors nécessaire d’évaluer le risque en fonction de la situation spécifique de chaque cas. Le risque sérieux pouvant justifier de limiter la publicité des débats judiciaires est celui qui concerne les informations sensibles dont la divulgation emporte une atteinte significative à la dignité de la personne au point de menacer son intégrité. Ce souci d’assurer à la fois le respect de la dignité et celui de la transparence entraîne une gradation parmi les informations relevant de la vie privée. Il y a les informations identifiant simplement des caractéristiques des individus et il y a celles qui sont de nature à mettre à mal leur dignité ou leur sécurité. C’est uniquement cette dernière catégorie qui peut être soustraite à l’obligation de transparence dans le cadre des processus judiciaires.

Cette décision de la Cour suprême vient expliquer comment le droit à la vie privée se concilie avec le caractère public des procédures judiciaires. La publicité d’informations judiciaires peut être limitée à la condition qu’il soit clairement démontré que la divulgation révélerait des informations sur une personne au point de menacer sa dignité ou sa sécurité.

La décision met surtout en lumière les distinctions à faire entre les multiples informations qui peuvent concerner une personne. Toutes les informations sur une personne ne présentent pas les mêmes enjeux. Parmi ces informations, il s’en trouve dont la révélation peut mettre à mal la sécurité ou la dignité d’une personne. À l’inverse, il est excessif de tenir pour acquis que la moindre information sur une personne comporte en soi un potentiel d’atteinte justifiant de la censurer au même titre que les informations sensibles.

Cette chronique reviendra le 17 août.

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