Lois souples mais vulnérables

Les technologies numériques contribuent à modifier radicalement les conditions du déroulement de nombreuses activités. Par exemple, la disponibilité d’œuvres musicales est désormais lourdement tributaire des plateformes en ligne, alors qu’il n’y a pas si longtemps, les œuvres musicales étaient disponibles sur des supports physiques ou sur les ondes radio. Face à ces mutations, comment concevoir les lois pour encadrer des activités en métamorphose continue comme la diffusion d’émissions sonores ou visuelles ?

C’est dans cette logique qu’il faut analyser le projet de loi C-10. Il vient mettre à niveau la Loi sur la radiodiffusion afin de placer sur un pied d’égalité toutes les entreprises qui diffusent des émissions aux Canadiens. Pour en apprécier la portée, il faut tenir compte du fait que ce projet de loi vient modifier une loi conçue pour procurer souplesse et adaptabilité aux changements.

Le défi est d’assurer la capacité effective des individus de faire de vrais choix et le respect de la diversité culturelle. Pour procurer les encadrements réglementaires pertinents à des enjeux qui évoluent rapidement, les lois doivent être souples. C’est une caractéristique constante de la législation canadienne sur la radiodiffusion de faire en sorte que les Canadiens aient la possibilité d’accéder non seulement aux œuvres du monde entier, mais aussi aux œuvres émanant de la créativité d’ici. Cela requiert une capacité de mettre en place des règles ciblées et efficaces dès lors que les pratiques commerciales des grandes plateformes d’Internet se révèlent incompatibles avec les valeurs qui prévalent ici et qui sont d’ailleurs énoncées dans la Loi.

L’impératif d’adaptabilité

La Loi sur la radiodiffusion n’édicte pas directement des exigences spécifiques pour les entreprises qui lui sont assujetties. Elle énonce plutôt des principes et objectifs sur la façon dont doivent être dispensés les services de médias électroniques. Par exemple, l’article 3 affirme la diversité canadienne et la nécessité que cela se reflète dans les choix d’émissions proposés aux Canadiens. La Loi attribue à un organisme de réglementation, le CRTC, des pouvoirs pour convertir en obligations spécifiques, à l’égard des entreprises, les énoncés généraux de la politique canadienne de radiodiffusion.

C’est justement pour encadrer les activités marquées par les évolutions accélérées que le Parlement fédéral a opté, à compter du dernier tiers du XXe siècle, pour des lois énonçant des principes et objectifs et habilitant des organismes à réglementer de la façon la plus appropriée afin de mettre en œuvre ces principes. Cette approche est reflétée dans l’actuelle Loi sur la radiodiffusion qui date de 1991 et même de son ancêtre, la loi de 1968. Ce souci de faire en sorte que les activités soient encadrées de façon souple et de manière à tenir compte de l’évolution des pratiques est aussi présent dans d’autres lois, comme celle sur les transports et celle sur les télécommunications. D’autres pays ont opté pour des législations construites selon un tel modèle.

La mise en place des règles qui vont s’imposer aux entreprises a lieu à l’issue de consultations publiques. La Loi sur la radiodiffusion met en place des processus ouverts au cours desquels tous peuvent être entendus. C’est à cela que servent les audiences publiques que tient le CRTC. Par exemple, une fois la loi modifiée, se tiendront des audiences sur les meilleures façons de garantir la découvrabilité des œuvres canadiennes. Ces audiences permettront à tous les intéressés de venir exposer comment il faut s’y prendre pour assurer non seulement que les œuvres produites au Canada sont disponibles sur les plateformes en ligne, mais aussi qu’elles peuvent être trouvées par les consommateurs.

Vulnérable à la désinformation

Comme la loi est rédigée de façon ouverte pour donner aux instances de réglementation une flexibilité pour répondre à des réalités qui changent vite, il est facile pour les détracteurs d’inventer d’hypothétiques mesures que pourrait, selon eux, prendre le CRTC, qui viendraient mettre à mal la liberté d’expression. Il a toujours existé au Canada un courant de pensée qui condamne le seul fait de mettre en place des règles afin d’infléchir le fonctionnement du prétendu « libre marché » de la diffusion de masse des produits culturels. Dans cet esprit, on postule faussement que les algorithmes sont des outils « neutres », et les règles qui seraient mises en place par le CRTC pour encadrer les algorithmes des plateformes Web sont présentées comme liberticides. Par exemple, on a avancé que les exigences sur la découvrabilité que le CRTC pourrait mettre en place viendraient « écarter » des œuvres pour en privilégier d’autres. Dans la réalité, il s’agit plutôt de réguler les mécanismes utilisés par les entreprises pour capter l’attention du public à l’aide des données recueillies auprès des usagers canadiens. En d’autres mots, faire en sorte que les algorithmes fonctionnent sans occulter les œuvres émanant de Canadiens.

La Loi sur la radiodiffusion énonce une politique et habilite le CRTC à la mettre en œuvre. Pour prétendre que ces dispositions menacent les libertés expressives, il faut faire abstraction des garanties se trouvant déjà dans la Loi. D’abord, la Cour suprême a établi depuis longtemps qu’un organisme de réglementation comme le CRTC ne peut prendre des mesures qui seraient en conflit avec la liberté d’expression. Cette protection est renforcée par une disposition de la loi qui commande que son interprétation et son application doivent se faire de manière compatible avec la liberté d’expression et l’indépendance, en matière de journalisme, de création et de programmation, dont jouissent les entreprises de radiodiffusion.

Les lois comme la Loi sur la radiodiffusion procurent une capacité de mettre en œuvre des règles adaptées qui reflètent la diversité canadienne. Il faut les évaluer au regard de ce qu’elles énoncent et non fantasmer en brandissant en forme d’épouvantails des mesures que la loi interdit expressément de prendre.

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