Le mot en K
Il y a un paradoxe de l’immigrant. Ce dernier, en effet, souhaite souvent se fondre dans son pays d’accueil, mais sans se perdre, c’est-à-dire sans oublier sa culture d’origine. Cela explique, notamment, toute l’ambiguïté qu’il ressent lorsqu’on lui demande, en toute bonne intention, d’où il vient. L’immigrant est fier de son pays d’origine, et la question devrait donc le réjouir puisqu’elle lui donne l’occasion d’en parler, mais il tient à ne pas être à part dans son nouveau monde, et la question entraîne parfois un malaise.
Bagages (Picbois Productions, 2017), le très émouvant documentaire du cinéaste québécois d’origine cambodgienne Paul Tom et de l’enseignante Mélissa Lefebvre, illustre bellement ce paradoxe. Les adolescents immigrants ou réfugiés d’origines diverses de l’école secondaire Paul-Gérin-Lajoie-d’Outremont qui y prennent la parole disent avec force et sensibilité leur désir profond d’être comme les autres — certains d’entre eux rêvent de parler un français québécois sans accent —, tout en insistant sur leur attachement à leur pays d’origine. Ce film est magnifique.
On retrouve le même esprit, composé d’un mélange de douleur et d’espoir, de fragilité et de fierté, dans Le K ne se prononce pas (Mémoire d’encrier, 2021, 136 pages), le remarquable premier recueil de nouvelles de la poète torontoise d’origine laotienne Souvankham Thammavongsa.
Les prix littéraires, c’est une évidence, ne sont pas toujours attribués aux meilleurs livres. Toutefois, en novembre 2020, en décernant le prix Giller à ce recueil, les membres du jury ne se sont pas trompés. « La gamme d’émotions transmises dans cet ouvrage est tout simplement exceptionnelle, ont-ils noté avec raison. Ces nouvelles nous font vivre l’espoir, les blessures, le rejet, les deuils et la quête de repères de l’arrivant qui met les pieds dans une terre nouvelle et étrange. »
Salué par le Time Magazine et par le New York Times, Le K ne se prononce pas brille par la subtilité de ses courts récits et par la simplicité raffinée de son style, bien rendue par la traduction de Véronique Lessard. Thammavongsa ne fait pas que raconter de bonnes histoires prenantes ; elle explore avec finesse des mondes intérieurs, des consciences aux prises avec un environnement déstabilisant.
Dans la nouvelle éponyme, une jeune élève d’origine laotienne, comme le sont tous les personnages principaux du recueil, doit s’entraîner à lire à voix haute, chez elle, en anglais, avant de refaire l’exercice en classe. Quand elle tombe sur le mot knife, elle bloque parce qu’elle en ignore la prononciation. Elle demande conseil à son père, qui est le seul à savoir lire dans la maison. Il lui explique que le mot se prononce « Ke-nn-aye-ffe ».
Le lendemain, quand la jeune fille le prononce ainsi en classe, elle se fait corriger par une camarade et n’obtient pas le prix qui lui était destiné. Elle doit plutôt aller chez le directeur pour se faire expliquer les règles. Entêtée, elle s’obstine à dire que le K doit se prononcer puisqu’il est la première lettre du mot. Elle hurle, dit la nouvelle, « comme si on lui avait enlevé quelque chose d’important ».
Elle sait bien, au fond, qu’elle devra apprendre à se plier aux règles de son nouveau monde, mais elle résiste un peu, pour préserver la dignité de son père. Elle n’argumente pas parce qu’elle est une enfant capricieuse, confiait Thammavongsa à la Paris Review en avril 2020 ; elle défend, ce faisant, « la validité de son expérience et l’intégrité de sa famille ». Son enseignante, rassurez-vous, finira par le comprendre. C’est très beau.
En recevant le prix Giller, l’écrivaine reviendra sur cette histoire, qui est la sienne. Quand, explique-t-elle, elle s’est rendu compte qu’elle prononçait mal le mot knife, elle s’est sentie non pas triste ou humiliée, mais « seule face à cette langue ». Trente-six ans plus tard, sa déconvenue s’est transformée en une œuvre à la fois forte et délicate montrant que le sentiment d’étrangeté est au cœur de l’expérience humaine.
Dans une autre nouvelle, une famille participe à une fête dans la communauté laotienne. La mère parle à sa fille en lao. Une femme intervient pour dire qu’il convient de ne parler qu’anglais pour s’intégrer. « Nous nous sommes moqués d’elle, note la jeune narratrice, si malade d’inquiétude à l’idée de ne pas être comme tout le monde, comme si pareille chose était désirable. »
On ne parle des immigrants que lorsqu’ils connaissent du succès ou, à l’inverse, que sur un mode tragique, constate Thammavongsa dans diverses entrevues. Elle a voulu, pour sa part, s’intéresser aux discrets, aux ordinaires, à ceux qui essaient simplement de se rendre au lendemain, qui aiment le country, qui tombent en amour, qui vivent de la discrimination, mais qui savent encore rire, notamment de ceux qui les méprisent. Cela donne une merveille de littérature et d’humanité.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.