Un travailleur de rue

Une photos tirée du livre de Drowster, «Travailleurs», qui contient 186 portraits portraits croqués dans 19 pays durant 5 ans.
Photo: Drowster Une photos tirée du livre de Drowster, «Travailleurs», qui contient 186 portraits portraits croqués dans 19 pays durant 5 ans.

Si vous demandiez au photographe Drowster où il voudrait être cette semaine, il vous répondrait : en Palestine, dans la rue, nageant dans le chaos, avec un gilet pare-balles et un masque à gaz s’il le faut. « Couvrir les conflits, c’est être dans l’histoire quand ça se passe », laisse tomber ce doux risque-tout.

Dès qu’il pourra remettre son Fujifilm X-T1 en bandoulière et braver les interdictions de voyager, il repartira. Le plus loin possible des pays occidentaux, du télétravail de cols blancs et des grandes surfaces qui soldent de la marchandise fabriquée par des ouvriers sous-payés, nos esclaves anonymes du bout du monde.

Le jeune homme de 27 ans ira faire le trottoir, rejoindre les travailleurs de rue, se mêler à la foule dense de New Delhi en arborant son sourire le plus invitant, à la fois naïf et sans retenue. Drowster — son surnom d’artiste — vient de publier un magnifique ouvrage documentaire de 186 photos, Travailleurs, portraits qu’il a croqués dans 19 pays durant 5 ans, en voyageant à la dure, dont 10 mois en couchsurfing, éprouvant les ressorts de sofas, les sommiers approximatifs et parfois l’inconfort d’un tapis en Turquie.

Un rapport de Dell publié en 2017 estime que 85 % des emplois qui seront occupés en 2030 n’ont pas encore été inventés

 

Mais rien ne vaut l’hospitalité de pays où les Blancs se font rares. « Au Moyen-Orient, les gens étaient 1000 fois plus accueillants parce qu’ils ne voient jamais de touristes. » D’Israël à l’Irak en passant par la Jordanie et le Liban, il s’est perdu dans les rues de villes inconnues, une boussole à la main.

Drowster a même passé six jours en Corée du Nord, où le seul travailleur dont il a pu tirer le portrait était son chauffeur. Il est ressorti du pays avec des photos de paysages et de bâtiments approuvées par le gouvernement. Lui qui n’a suivi qu’un seul cours de photo — avec mon collègue Jacques Nadeau à l’Université de Montréal — se dit inspiré dans sa démarche par le sociologue américain Lewis Hine, devenu photographe au début du XXe siècle et dont le travail documentaire a sensibilisé l’opinion publique sur le travail des enfants dans les usines.

La profondeur du regard

 

Drowster souhaite qu’on s’attarde au regard triste de ce cureur d’oreilles indien (oui, oui, un bout de coton monté sur une aiguille), à la chemise sale du vendeur de savon, aux pieds noir cambouis du démonteur de voitures, à la barbe du vendeur de barbe à papa, au visage raviné de l’ouvrier chinois, à l’air morose du laveur de véhicules bangladais.

Le photographe n’a pas uniquement volé un moment de leur existence et chapardé une parcelle de leur âme, il a partagé du temps avec eux, passé une journée avec le cireur de chaussures, respiré la fumée toxique avec les démonteurs de barils de pétrole. « Je voyais la souffrance dans leurs yeux. Et en même temps, il y avait du beau.

La grande majorité des gens sont profondément bons. Je pense que les gens veulent aimer. La haine part de l’ignorance. Je veux qu’on les voie avec leur dignité, qu’on les respecte, brandir une flashlight d’amour vers eux. » Mieux vaut penser à ça qu’à Gaza.

Ces métiers manuels qui subsistent dans des pays qui ne participent pas aux réunions du G7 disparaîtront un jour, emportés par l’automatisation, la mondialisation, l’intelligence artificielle.

Son travail à lui consiste à archiver, à conserver leur existence en mémoire, à parler d’un monde déjà emporté par les filtres Instagram, le nivellement TikTok, la pub et la javellisation globale. Il a même publié une photo d’un cocher montréalais, métier équin disparu dans nos rues mêmes.

Dans ce monde de gagne-petit, tout est désordre, sueur d’homme, débrouille quotidienne, solitude et survie. Du marchand d’ail irakien au vendeur de naphtaline bangladais, du sculpteur de pierres tombales arménien en passant par le volailler cubain au torse nu et fripé par le soleil, il se dégage une humilité et une authenticité rares, une pauvreté évidente, une lassitude palpable. Chaque cliché charrie une histoire de vie et de survie qu’on pressent aussi abrupte qu’anonyme, sans esbroufe, brute.

Mélange des genres

 

Aucune présence féminine sur ces photos, d’ailleurs, un choix éditorial, celles-ci étant peu présentes dans ces métiers traditionnels de rue.

Drowster prépare déjà une suite à cet ouvrage unique, sur l’empowerment des femmes de l’Himalaya : « Je mélange les causes sociales au pouvoir de l’art. » C’est sa mission, son beau risque calculé ; il a apprivoisé la mort et une facette de la vie qui ne ressemble en rien à son petit studio du Plateau Mont-Royal.

Il termine son ouvrage sociologique sur ces mots : « Nietzsche avait raison de dire que “celui qui possède un ‘pourquoi’ qui lui tient lieu de but, de finalité, peut vivre avec n’importe quel ‘comment’”. […] En Occident, on dit : “Suis tes rêves”. En Orient, on dit : “Reste à l’école”. »

Documenter le présent pour que ces existences sacrifiées ne tombent pas dans l’oubli et partager l’amour, voilà son « pourquoi » à lui. Et le résultat suscite le respect pour le « comment ».

cherejoblo@ledevoir.com

 

Joblog: la saison du barbecue

Sur Instagram, cette photo du co-porte-parole de Québec solidaire, parti à saveur écolo s’il en est, Gabriel Nadeau-Dubois, grillant son poulet sur le barbecue dans sa cour m’a laissée un peu stupéfaite. Et sa légende : « Le BBQ, c’est du sérieux. »

Tiens, je recommande à GND deux livres à lire durant ses vacances. D’abord, celui de Liz Plank, Pour l’amour des hommes. Il comprendra peut-être à quel point la virilité s’accroche à des clichés.

Ensuite, How to Survive a Pandemic, du Dr Michael Greger, publié durant cette pandémie. Je l’incite vivement à lire le chapitre « Preventing future pandemics » où il est abondamment question des fermes aviaires et des volailles confinées, notamment sur la propagation des grippes et du coronavirus. Juste en Chine, l’industrie est passée de 12 millions de volailles en 1968 à 10 milliards actuellement. Le directeur du Centre de recherche en maladie infectieuse de l’Université du Minnesota, cité par le Dr Greger : « Darwin n’aurait pu créer un laboratoire plus efficace, même s’il avait essayé […] ; nous avons tellement de nouveaux hôtes disponibles que la transmission de virus entre ces milliards de poulets en un an est plus élevée qu’elle l’était en un siècle auparavant. » Bon déconfinement !


Parcouru le balado de l’Action terroriste socialement acceptable (ATSA), Cuisine ton quartier : 82 rencontres dans 7 arrondissements montréalais qui parlent d’immigration, des problèmes que vivent les réfugiés et les immigrants, et des organismes nombreux qui leur viennent en aide pour apprivoiser le quotidien. On sillonne par exemple Côte-des-Neiges à travers le Multicaf (qui offre des repas à petits prix), la Maison bleue (maison de naissance et suivi de grossesse), l’art engagé de la créatrice audiovisuelle Veronica Mockler et de la philosophe Joanna Guillaume, l’auteur-musicien-interprète Paul Cargnello nous parle de la langue française apprise tard, le merveilleux promeneur urbain Bernard Vallée nous explique les racines du quartier. Un superbe travail de débroussaillage d’une réalité souvent bien camouflée. 

Aimé l’album jeunesse Ensemble, de Jane Chapman. C’est une histoire toute simple qui nous rappelle que nous avons besoin de l’autre. Une simple main tendue change tout.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

Les vantardises du progrès cachent un immense mensonge : les sacrifices humains pour en arriver là



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