L’apprenti sorcier
Étrange coïncidence. Quarante ans presque jour pour jour après l’élection de François Mitterrand à l’Élysée, le 10 mai 1981, dix anciens membres du groupe terroriste les Brigades rouges ont été extradés et rendus à la justice italienne. Ainsi prenait fin l’immunité que François Mitterrand avait lui-même choisi d’accorder à ces militants d’extrême gauche pourtant condamnés en Italie à des peines allant jusqu’à la perpétuité pour avoir participé à des attentats politiques entre 1970 et 1982.
Emmanuel Macron a-t-il fait exprès de prendre cette décision au moment où la France commémore avec des sentiments mêlés l’élection du premier président de gauche de la Ve République ? Un homme aux multiples visages qui a traversé le siècle pour diriger la France pendant 14 ans.
Depuis deux semaines, les médias regorgent de témoignages, comme si la presse qui s’identifie encore massivement à la gauche avait la nostalgie de cette époque bénie où tout semblait plus simple. Nostalgie de Mitterrand ou de la jeunesse envolée ? Car, plus le temps passe, plus le bilan de ces « années Mitterrand » apparaît contrasté.
Lorsque le 10 mai 1981, le candidat qui en est à sa troisième présidentielle vient saluer la foule au balcon de l’hôtel du Vieux Morvan à Château-Chinon, c’est une nouvelle génération qui accède au pouvoir. Celle de 68, pour le meilleur comme pour le pire. Suivront des réalisations phares comme l’abolition de la peine de mort, la libéralisation de l’audiovisuel, le doublement du budget de la culture, le minimum vieillesse, le prix unique du livre, la pyramide du Louvre. D’autres seront plus éphémères, pour ne pas dire inutiles ou en porte-à-faux avec l’époque, comme la retraite à 60 ans et les nationalisations massives.
Car François Mitterrand laisse aussi un autre héritage. Un legs qui explique en partie les malaises de la société française actuelle. Dès 1983, confronté à un chômage de masse et à une inflation galopante, il choisira de demeurer dans le système monétaire européen. Un choix confirmé des années plus tard par le traité de Maastricht et la monnaie unique, pourtant rejetés par près de la moitié des Français. Est-ce un hasard si ces dates sont celles où s’amorce et s’accentue le décrochage économique de la France ?
On comprend mieux aujourd’hui les causes de ce déclin. Enfant de la « der des ders », bref collaborateur du gouvernement de Vichy, Mitterrand a toujours été obsédé par la volonté de puissance de l’Allemagne. C’est pourquoi il tentera de retarder le plus possible sa réunification. C’est cette peur qui précipitera son adhésion à l’euro. La suite montrera que, croyant enchaîner le voisin d’outre-Rhin à l’Europe, il faisait en réalité de la France son vassal. La création de la monnaie unique fera de l’ancien « homme malade de l’Europe » la puissance dominante incontestée du continent. Prisonnière d’une monnaie largement surévaluée pour son économie, la France va se désindustrialiser à toute vitesse et multiplier les déficits commerciaux. C’est de cette époque que date le déclin économique dont nombre de Français n’ont pris conscience que lors de la récente déroute vaccinale.
En faisant le choix du libéralisme économique intégral, qui est celui de l’Europe, les socialistes perdront inévitablement le soutien de ce qu’on appelait encore à cette époque le « peuple de gauche ». Mais on ne surnomme pas Mitterrand « le Florentin », à l’image de Machiavel, pour rien. Celui qui a donné le baiser de Judas au Parti communiste en signant le Programme commun contribuera paradoxalement à faire du Front national un parti influent.
Jean-Marie Le Pen n’avait obtenu que 0,18 % des suffrages aux élections législatives de 1981, mais Mitterrand comprit tout le parti qu’il pouvait tirer de celui qui qualifiait les chambres à gaz de « détails de l’histoire ». Le cadeau de la proportionnelle lui permettra de faire élire 35 députés en 1983. Mitterrand envoie son ministre people Bernard Tapie combattre la « bête immonde ». En montant en épingle un mouvement jusque-là inconnu, SOS Racisme, le PS ressuscita une mythique menace fasciste qui divisera la droite pendant 30 ans.
Cet « antifascisme n’était que du théâtre », reconnaîtra pourtant l’ancien premier ministre Lionel Jospin en 2007. « Cela faisait partie de la tactique politique », dira l’ex-ministre Roland Dumas. En visitant la ville martyre des nazis Oradour-sur-Glane entre les deux tours de la présidentielle de 2017, Emmanuel Macron s’inscrira dans cette lignée.
La manœuvre aura eu pour conséquence de faire l’impasse pendant quelques décennies sur les problèmes créés par l’immigration de masse et l’insécurité des banlieues. Des sujets qui, jusqu’à tout récemment, suffisaient à renvoyer dans le camp du « Mal » le premier qui osait les effleurer. Et avec lui l’immense majorité des milieux populaires. Mais la réalité est têtue. Trente ans plus tard, le piège s’est refermé. Alors que le Parti socialiste a pratiquement disparu du paysage politique, la sécurité et l’immigration s’annoncent comme les sujets majeurs de la prochaine élection. Qu’elle est loin l’époque où Barbara chantait avec sa voix d’ange : « Un homme, Une rose à la main, / A ouvert le chemin, / Vers un autre demain… »