Le fil de la résistance
Ces derniers mois, lorsque le chaos ambiant devient envahissant, j’ai pris l’habitude de me réfugier dans l’écoute, à travers mes écouteurs, de paroles, de récits et dialogues qui se déploient lentement. Je trouve un réconfort particulier dans le balado La poudre, animé depuis 2016 par la journaliste Lauren Bastide, où des femmes, qu’elles soient des artistes, des chercheuses, des militantes, un heureux mélange de tout cela, ou alors complètement autre chose, se racontent.
Les entretiens sont longs, les invitées parlent de ce qui les a faites, de ce qui les motive à agir dans le monde, dans un va-et-vient constant entre l’intime et le politique. Ces récits, à force, finissent par se rejoindre et se répondre. Ils esquissent quelque chose comme la trame sonore de la sororité. Il y a dans cet exercice un geste politique fort : en dévoilant les liens qui rattachent les trajectoires individuelles aux luttes collectives, puis les luttes aux théories, à l’art, à la littérature, on pose le socle d’une résistance plurielle. On écrit doucement le récit de l’émancipation.
Au moment où je me disais qu’il nous faudrait recréer une fresque semblable au Québec, le livre d’Alexandra Pierre, militante, travailleuse communautaire et présidente de la Ligue des droits et libertés, est arrivé dans ma boîte aux lettres. Dans Empreintes de résistance. Filiations et récits de femmes autochtones, noires et racisées, tout juste publié aux Éditions du remue-ménage, Alexandra Pierre s’entretient avec neuf femmes engagées, qui livrent des histoires de résistance, déterrent les racines profondes de leur engagement, révélant des héritages multiples, dont les ramifications s’étendent bien au-delà du legs du féminisme majoritaire, du féminisme blanc.
L’idée de se plonger dans ces héritages multiples est née il y a quelques années, explique Alexandra Pierre, alors qu’elle racontait, lors d’un événement public, combien son histoire familiale avait été déterminante dans son parcours militant. Elle parlait de ses parents nés en Haïti, installés au Québec dans les années 1970, une époque où la province a besoin de personnes scolarisées pour participer à la construction des institutions publiques dont nous bénéficions aujourd’hui. Elle évoquait le travail de sa mère, de ses tantes, de leurs amies, presque toutes infirmières, qui ont participé activement au développement du système de santé québécois, tout en y subissant au quotidien différentes discriminations — ce qu’elles nommaient clairement. Or l’audience, se souvient-elle, semblait s’étonner de l’acuité politique des femmes haïtiennes.
« J’étais un peu bouleversée, mais je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup de choses que j’avais moi-même peu explorées dans cet héritage-là », me dit Alexandra Pierre. Au sens où son engagement, cela lui est alors apparu comme une évidence, n’était pas seulement né dans le creuset de la Révolution tranquille et du féminisme québécois, bien qu’il s’y rattache. « C’était comme si, en tant femme et féministe minorisée, j’avais intériorisé l’ignorance du féminisme et des mouvements sociaux majoritaires sur ce qui a précédé, sur ce que les Haïtiennes, les femmes noires, les femmes racisées et les femmes autochtones vivent ici (et ailleurs) », écrit-elle dans l’introduction de son livre.
Il y avait donc une nécessité de faire apparaître ces héritages divers, et c’est ainsi que la militante est partie à la rencontre d’autres femmes qui ont accepté de se raconter, de remonter aux sources de leur engagement, en soulevant au passage les questions les plus urgentes de notre temps, de la crise écologique aux inégalités en santé, en passant par les ravages du colonialisme et du racisme anti-noir.
« Tout ce que m’ont dit ces femmes est dit avec nuance et ancré dans une réalité très concrète, me dit Alexandra Pierre. On prétend que les revendications des groupes qu’on minorise sont individualistes, particulières, qu’elles ne prennent pas en compte l’ensemble de la société. Mais je me demande : combattre les discriminations, s’assurer que tout le monde vit décemment et puisse atteindre son plein potentiel comme être humain dans une collectivité, n’est-ce pas précisément ça, faire société ? »
Les entretiens rassemblés dans ce livre ont été réalisés entre 2017 et 2019. C’était donc avant la pandémie, avant la mort de Joyce Echaquan et avant les mobilisations contre le racisme anti-noir déclenchées dans la foulée du meurtre de George Floyd. Or, il est frappant de constater, en parcourant ces pages, la précision avec laquelle on nommait déjà toutes les lignes de faille qui ont été exacerbées par l’année que nous venons de traverser.
« Depuis le début de cette crise, les femmes noires et racisées ont souvent été dépeintes comme des travailleuses essentielles, certes, mais elles ont rarement été reconnues comme des porteuses de savoirs et de solutions, capables de transformer le présent sur la base de leurs expériences et de leurs luttes collectives », écrit Alexandra Pierre.
Dans ce livre, les histoires, la parole se déploient lentement, patiemment. En prenant le temps de le lire, de s’imprégner de ses voix, on voit bel et bien s’esquisser le fil de la résistance. Un fil qu’il faut suivre pour échapper au chaos ambiant.