Les raisons du silence

Tous ceux qui disaient avoir la liberté universitaire et la liberté d’expression tatouées sur le cœur il y a quelques mois devraient être en état d’alerte : l’Université de Toronto est au cœur d’une crise qui ne semble pas sur le point de se résoudre. C’est qu’en septembre dernier, l’Université avait décidé d’engager Valentina Azarova, une chercheuse de grande renommée, pour prendre la tête du programme sur les droits de la personne internationaux de sa Faculté de droit. Malgré la recommandation unanime du comité d’embauche, l’établissement a décidé de retirer l’offre d’emploi — comme par hasard — après qu’un donateur important eut passé un coup de fil à l’administration en mentionnant être préoccupé par les recherches d’Azarova sur les violations des droits de la personne du peuple palestinien.

L’entièreté du comité facultaire du programme a démissionné à l’automne dernier, ainsi que deux membres du comité d’embauche. La réputation de la Faculté de droit en est nécessairement affectée. À la mi-octobre, l’Association canadienne des professeures et des professeurs d’université (ACPPU) a donné six mois à l’Université de Toronto pour rectifier le tir dans ce qu’elle qualifie d’attaque aux « principes fondamentaux de la liberté universitaire ». L’Université n’avoue toujours pas avoir mal agi dans le dossier, donc une motion de censure de l’ACPPU est entrée en vigueur le 1er mai. Le geste politique important, qui n’avait pas été utilisé en 15 ans, invite les chercheurs à refuser platement de collaborer avec l’établissement jusqu’à ce que la question soit résolue. Depuis, les démissions dans divers comités et le report d’événements abondent. L’ex-gouverneure générale et ex-secrétaire générale de l’OIF Michaëlle Jean fait d’ailleurs partie des personnalités publiques qui participent à la campagne. (Par souci de transparence, je mentionne que j’ai aussi annulé une conférence que je devais donner à la fin du mois pour l’association des diplômés de mon alma mater.)

La classe politique québécoise, qui a pris l’habitude ces derniers temps de commenter ce qui se passe dans les établissements de recherche ontariens, reste pour l’instant silencieuse dans ce scandale, qui suscite pourtant une mobilisation et une couverture médiatique internationale. Pourquoi, donc, cette hésitation de nos élus à se pencher sur la liberté de faire de la recherche et de s’exprimer publiquement sur les droits de la personne des Palestiniens, alors que la question paralyse une université clé du pays ? Pourquoi est-ce que mon petit doigt me dit qu’on ne va pas entendre des déclarations quasi unanimes de l’Assemblée nationale sur cette question-là de sitôt ?

Peut-être parce que j’ai eu l’occasion d’être codirigée dans mes recherches par un professeur dont le terrain principal est en Israël, et d’entrer ainsi en contact avec plusieurs étudiants israéliens venus travailler ici et dont j’ai vu, au fil des années, la peur. Peur de publier sur l’impact de certaines politiques du gouvernement israélien sur ses minorités et sur les Palestiniens au sein d’une université locale — d’où l’exil, en quelque sorte. Peur de dire les choses trop directement, même ici au Canada, si on veut continuer de voir sa carrière progresser.

Si je suis sceptique, c’est aussi parce que l’Université n’est pas unique. Des journalistes de plusieurs médias m’ont aussi déjà parlé du contexte, où il est très difficile de travailler sur cette question sans recevoir plainte après plainte. La situation en décourage nécessairement plusieurs de couvrir la région, ce qui n’est pas sans conséquence pour la liberté de presse et l’accès du public à une information détaillée sur une crise humanitaire importante.

Plus fondamentalement, je ne m’attends pas à des déclarations musclées de nos élus ni sur cette crise de liberté universitaire ni sur les dernières évictions à Jérusalem-Est, parce que je ne pense pas que les gouvernements canadiens (ni états-uniens d’ailleurs) puissent analyser et critiquer les impacts néfastes de politiques visant ouvertement le colonialisme de peuplement où que ce soit dans le monde sans entrer dans une forme de crise existentielle qu’ils chercheront toujours à esquiver, par instinct de préservation. Les deux puissances d’Amérique du Nord se sont construites dans une logique expansionniste, d’est en ouest, en concluant des traités avec les peuples autochtones pour mieux tous les violer, en les poussant vers des réserves qui ne constituent que des parcelles de leurs territoires ancestraux, en limitant leur capacité de déplacement et leur accès à l’eau et aux denrées de base, et en formant une police nationale chargée de protéger les colons des contre-attaques venant sporadiquement des peuples ainsi ostracisés. Comment critiquer sérieusement, donc, lorsqu’on représente ces États, les colonies qui s’étendent toujours plus en Cisjordanie ?

Si l’autocritique n’est pas impossible, mais très rare, chez les gouvernements, et que la situation reste compliquée à l’université, on peut s’attendre à plus des citoyens, d’abord et avant tout. Un nombre grandissant de Nord-Américains, plus sensibles qu’avant aux perspectives autochtones, peuvent et doivent décrier les attaques contre les droits de la personne du peuple palestinien, sans traiter Israël comme une espèce d’exception historique qui mériterait plus d’être dénoncée que les impacts du colonialisme de peuplement qui s’est déroulé ici même comme sur plusieurs continents. C’est qu’un terme comme « solidarité internationale » devrait nécessairement impliquer la réciprocité et la cohérence.

Quitte, oui, à ce que cette solidarité passe par une critique des limites plus ou moins explicites à la liberté d’expression. Même s’il y a résistance en haut lieu. Parce que de manière générale, lorsqu’on dénonce la censure (qui, par définition, s’appuie sur le pouvoir politique), il faut s’y attendre. Sinon, on peut parler haut et fort de liberté, mais en fait, on a surtout enfoncé des portes ouvertes.

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