Des progrès qui doivent rester
Tout indique maintenant que pour le gouvernement Trudeau, la logique du « tout ou rien » prévaudra pour ce qui est de la réforme de l’assurance-emploi (AE). Pas question de procéder par étapes. La correction des iniquités du système actuel devra se faire en même temps que la transformation en profondeur du programme dont on veut faire bénéficier les travailleurs autonomes et à la demande.
C’est du moins ce qu’aurait laissé entendre la ministre de l’Emploi, Carla Qualtrough, en entrevue avec La Presse canadienne, disant qu’il fallait d’abord mettre à niveau l’infrastructure technologique vieillissante du système de l’AE avant que des changements entrent en vigueur. Des propos qui ont fait bondir Pierre Céré, du Conseil national des chômeurs et chômeuses, et Samuell Beaudoin, du Mouvement autonome et solidaire des sans-emploi.
M. Céré note que le même système a été capable de gérer les changements importants apportés durant la pandémie. « La technologie désuète du système n’a jamais arrêté les différents gouvernements de mettre en place les contre-réformes des années 1980 et 1990 visant à réduire l’accès au régime », de s’insurger M. Beaudoin.
En effet, depuis trois décennies, l’AE n’a cessé d’être modifiée pour être toujours moins simple, moins accessible et moins généreuse. L’arrivée de la COVID-19 et la mise au neutre de l’économie au printemps 2020 ont démontré que ce programme était incapable de répondre aux besoins. C’est pour pallier ses manques et éviter que quelques millions de travailleurs passent entre les mailles du filet que la Prestation canadienne d’urgence a été créée.
Les travailleurs autonomes et à la demande n’ont pas droit à l’AE parce qu’ils ne peuvent pas y cotiser. Parmi les salariés qui contribuent au régime, ceux qui n’auraient pas cumulé assez d’heures pour se qualifier dans leur région n’auraient rien reçu. Pour les autres, la donne aurait été inégale. Les prestations auraient été nettement insuffisantes pour permettre aux petits salariés de garder la tête hors de l’eau, vivre avec 55 % de leur salaire étant dans leur cas presque impossible.
En août dernier, la ministre Qualtrough a ravi les défenseurs des sans-emploi et des travailleurs en annonçant des changements temporaires qui corrigeaient les principales failles du programme. À partir de la fin septembre 2020 et pour un an, le critère d’admissibilité (nombre d’heures) serait le même d’un bout à l’autre du pays, soit 420 heures. Le taux et la période de prestation seraient bonifiés. Une personne ne serait plus pénalisée pour avoir quitté volontairement un emploi antérieur. Une rémunération de fin d’emploi ne retarderait plus le versement des prestations. En décembre 2020, 13 % des prestataires étaient admissibles grâce à ces assouplissements, selon Statistique Canada.
Dans le dernier budget, on a confirmé ces changements, mais seulement pour un an. On a toutefois prévu 648 millions sur sept ans pour moderniser le système informatique désuet et 5 millions sur deux ans pour procéder à un examen en profondeur du programme.
L’AE est un programme auquel cotisent salariés et employeurs et dont l’admissibilité dépend du nombre d’heures travaillées. Intégrer des travailleurs autonomes et à la demande est par conséquent complexe. On peut donc comprendre que le gouvernement puisse avoir besoin d’un peu plus de temps pour agir.
Pourtant, en février dernier, des fonctionnaires du ministère de Mme Qualtrough évoquaient en comité parlementaire la possibilité « d’autres réformes » en 2022. La ministre laissait entendre la même chose en décembre 2020 en entrevue avec La Presse canadienne, ajoutant que « le système peut gérer plus de demandes, il l’a déjà prouvé ».
La viabilité du compte de l’AE n’explique pas non plus ces tergiversations récentes. Le gouvernement, à sa décharge, a protégé la caisse. Le gouvernement n’a pas imputé au compte le coût de la part de la Prestation canadienne d’urgence (PCU) versée en lieu et place de prestations de l’AE.
Il a par contre gelé le taux de cotisation de 2021 et 2022 au taux de 2020, ce qui affectera à la baisse les revenus. La reprise, en revanche, pourrait les gonfler tout en réduisant les dépenses. Le compte de l’AE doit toujours être équilibré sur un cycle de sept ans. Pour cela, il suffirait, selon un billet publié par le directeur parlementaire du budget en janvier dernier, qu’au cours des sept prochaines années, on augmente les cotisations de 5 ¢ par tranche 100 $ de rémunération assurable en 2023, et de 10 ¢ en 2025 et pour le reste du cycle.
Il y a de la marge de manœuvre pour procéder par étapes. Alors ? Est-ce parce qu’on est à court d’arguments qu’on invoque la vétusté du système informatique pour expliquer le report de changements permanents à des règles qu’on sait pourtant inéquitables ? Les petits salariés, les travailleurs à statut précaire et à temps partiel — des femmes et des jeunes surtout — ont particulièrement souffert de la crise causée par cette pandémie. La ministre est reconnue pour avoir le cœur à la bonne place. Elle sait que ce sont eux qu’on pénalise en tardant à rendre ces progrès permanents. Ils méritent qu’on les rassure tout de suite.
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Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.