Écrans et éducation: les lumières de Michel Desmurget
Michel Desmurget est un chercheur français en neurosciences cognitives. En 2019, il a fait paraître aux Éditions du Seuil un ouvrage remarquable et remarqué : La fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants. Quelles leçons tirer du massif recours aux écrans en éducation que nous a imposé la pandémie ? J’ai voulu avoir là-dessus ses précieuses lumières et il a eu la grande gentillesse de répondre à mes questions.
J’ai d’abord voulu qu’il me parle de ce qu’on sait des effets néfastes des écrans sur les enfants et les adolescents. Il a été on ne peut plus clair : « Une abondante littérature scientifique démontre, que l’on me permette d’insister sur ce mot, que les usages numériques récréatifs ont un impact délétère majeur sur le développement somatique (p. ex. : obésité, déploiement cardiovasculaire), émotionnel (p. ex. : anxiété, agressivité) et cognitif (p. ex. : langage, concentration, culture — au sens d’un ensemble de savoirs qui permettent de comprendre et de penser le monde) de l’enfant ; avec, au final, un affaissement important de la réussite scolaire. »
Les causes de ces phénomènes sont connues et bien documentées : « effondrement des échanges intrafamiliaux, en particulier verbaux ; perturbation du sommeil, qui se trouve à la fois quantitativement écourté et qualitativement dégradé ; surstimulation attentionnelle exogène favorable à l’émergence de troubles de la concentration et de l’hyperactivité (plusieurs études rigoureusement contrôlées l’ont confirmé chez l’animal) ; sous-stimulation intellectuelle qui explique notamment l’impact négatif des écrans sur le déploiement du QI ; et enfin, excès de sédentarité avec des influences sur le développement corporel et la maturation cérébrale ».
Desmurget nous invite à lucidement regarder les faits en face, à commencer par le nombre d’heures passées sur les écrans récréatifs (télé, jeux vidéo, réseaux sociaux) et, donc, « hors école et devoirs ». « C’est presque trois heures par jour chez les petits de deux ans, presque cinq heures chez les écoliers de huit ans et plus de sept heures chez les adolescents. Cela veut dire que, sur la durée de l’enfance [2-18 ans], soit la période la plus fondamentale du développement humain, notre progéniture consacre aux écrans récréatifs l’équivalent de 30 années scolaires. »
Quelle conduite adopter alors, si on est parent ou qu’on a charge d’enfant ? « La règle est simple : le moins est le mieux. Avant six ans, l’idéal, c’est zéro heure. C’est que plus les enfants sont exposés tôt, plus les impacts négatifs sont lourds et plus le risque de surconsommation ultérieure s’accroît. Au-delà de six ans, pas plus de 30 minutes. »
Bref : la modération s’impose !
Prise de conscience
Ces données, ces idées, commencent certes à circuler, mais elles étaient depuis assez longtemps accessibles dans la littérature scientifique, notamment en éducation, et auraient pu et dû être mieux diffusées. Comment expliquer cette situation ?
« On revit aujourd’hui avec les écrans ce que l’on a connu avec de grands problèmes passés de santé publique, explique Desmurget : tabac, réchauffement climatique, pesticides, amiante, etc. L’ensemble des preuves scientifiques requises était disponible, mais les industriels ont nié l’évidence, secondés en cela par une solide armée de lobbyistes. Les parents devraient se demander pourquoi nombre de cadres des industries numériques admettent qu’ils protègent férocement leurs enfants des produits numériques dont ils abreuvent les nôtres ! »
Il invite aussi à la nuance. « Il ne s’agit nullement de rejeter « le » numérique ou de mener je ne sais quelle croisade technophobe. Dans de nombreux domaines, la révolution numérique s’est révélée largement bénéfique (industrie, recherche, médecine, commerce, etc.). Alors, oui, évidemment, il faut former les nouvelles générations à ces usages positifs. Il faut leur offrir une solide formation informatique, leur enseigner l’algorithmique et l’usage des logiciels fondamentaux (par exemple bureautique). Par-delà ces éléments techniques, il faut aussi, plus que jamais, assurer à nos enfants une solide formation intellectuelle et réflexive qui seule leur permettra de naviguer sans danger dans les méandres d’Internet, des informations foireuses et des manipulations en tous genres (marketing, politique, etc.). »
Au sortir de cette crise…
Quand nous sortirons de la pandémie, alors que se sontrépandus le télétravail et l’enseignement à distance, que devrait-on conserver de ces pratiques imposées ? Comment, sur quelle base, devrions-nous prendre nos décisions ?
Desmurget est clair : « En considérant les faits ! Ce qui est valide en situation de crise ne l’est plus forcément en période ordinaire. Si je me casse une jambe, une paire de béquilles pourra m’aider. Une fois achevée la guérison, ce soutien deviendra cependant inutile, voire pénalisant. L’analogie vaut pour le numérique. Ce dernier constitue sans doute une béquille bienvenue pour faire face à la crise. Mais cela ne veut pas dire que l’apport restera favorable une fois cette dernière digérée. L’homme a besoin d’humain. Prenez l’éducation. Des dizaines d’études universitaires et institutionnelles de grande ampleur, conduites depuis 20 ans aux quatre coins du monde, montrent que plus l’effort de numérisation augmente, plus la qualité de l’enseignement baisse, plus les résultats des élèves diminuent et plus le poids des inégalités sociales s’accroît. »
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.