Entre civilisés
Ah, le bon vieux temps. Seuls à trôner au-dessus des masses analphabètes, il y avait le curé, le médecin, le bon seigneur sur son domaine, l’homme d’affaires, l’envoyé du roi, l’aristocrate et quelques bourgeois, éparpillés ici, rassemblés là, qui s’envoyaient des missives et rédigeaient parfois des bouquins. Ça échangeait de manière « civilisée », dans le temps.
Entre hommes d’honneur, on s’affrontait, physiquement ou verbalement, dans les règles d’un art que l’on avait cocréé. On débattait, et on s’entretuait certes parfois, mais on s’entendait au moins sur la manière d’arranger la guerre, la paix et la conquête, et de déterminer ce qu’est un affront, un scandale, ou une boutade vénielle. Ces règles, bien sûr, ne pouvaient s’appliquer aux barbares, femelles, populaces, hérétiques et autres sauvages. La lie de l’humanité ne pouvait servir d’interlocutrice digne, de res cogitans, de vis-à-vis. Sa prise de parole devait être ignorée, ou encore matée lorsque persistante — certainement pas incorporée, sauf exception, dans le travail sérieux et hautement civilisé qu’est celui des historiens, qui nous préparent les récits qui donnent un sens à la société et au passage des époques. C’est que, voyez-vous, on a même passé une bonne partie du XIXe siècle à expliquer comment ces peuplades étaient carrément à l’extérieur de l’Histoire et du temps linéaire.
Ainsi, on a fabriqué des consensus sociaux. Il a longtemps été « consensuel » de traiter les femmes comme des sous-humaines, dans un monde où on envoie au bûcher, enferme à l’asile, ou au mieux, ignore et exclut du canon des grandes œuvres presque toutes celles qui dérogent au fameux consensus. La remise en question du binarisme de genre et de l’hétéronormativité apparaît aussi comme nouvelle parce que les cultures des quatre continents qui ont pensé autrement la sexualité et les identités humaines ont été psychiatrisées, étiquetées comme primitives ou sataniques, ou simplement effacées de nos anthropologies. De même, on a commencé à prendre au sérieux la critique des inégalités de richesse en Occident lorsque des hommes de lettres importants se sont penchés sur la question.
Il était « de l’époque », et « normal pour le temps » de créer la Loi sur les Indiens, les réserves et les pensionnats autochtones puisque les Premières Nations n’étaient pas considérées comme des acteurs historiques, à proprement parler, de leur époque. Même qu’on a écrit le plus sérieusement du monde qu’elles vivaient dans la « préhistoire ». On trouve « anachronique » de juger les leaders colonialistes d’alors à l’aune des valeurs décoloniales « d’aujourd’hui » parce que Big Bear, Poundmaker, One Arrow et tous ceux qui se sont rebellés contre l’occupation des Prairies par le gouvernement canadien n’étaient pas perçus comme des interlocuteurs civilisés qui ont participé à définir la pensée de leur temps, mais comme des barbares à pendre.
De même, on affuble la pensée antiraciste de l’étiquette de « nouvelle gauche » parce que tous les Africains qui se sont jetés dans l’océan plutôt que d’accepter la servitude, Marie-Josèphe Angélique qui a fui l’esclavage au milieu de l’incendie de Montréal, la révolution haïtienne, et combien de manifestations anti-brutalité policière ou anti-déportations d’ici et d’ailleurs sont encore difficilement pris en compte en tant qu’événements politiques importants où se négocient les valeurs d’une société et la distribution du pouvoir. Ainsi, on ne peut répéter que la critique des inégalités systémiques est nouvelle dans « les consciences » qu’en perpétuant le mythe que seules certaines consciences — historiques et contemporaines — comptent. En anglais, on a créé le néologisme columbusing pour décrire les gens qui, comme Christophe Colomb, croient objectivement nouveau ce qui n’est que nouveau pour eux. On peut en comprendre qu’ainsi, la « nouvelle gauche » est aussi nouvelle que le Nouveau Monde.
On parle beaucoup, particulièrement depuis la pandémie, de la polarisation grandissante de la société. On disserte à raison du rôle des médias sociaux dans la radicalisation des citoyens, des algorithmes, de la violence en ligne.
Je sens toutefois qu’à travers les critiques légitimes de cette polarisation se mêle aussi dans certains cas autre chose. Quelque chose comme de la nostalgie, de l’ordre du Make Society Great Again. Parce qu’il était beaucoup plus simple de soumettre le débat public à la vieille étiquette des clubs privés, où l’on pouvait convenir d’être en désaccord avec bonhomie, lorsque les personnes dont on déterminait les conditions de vie n’étaient pas dans la pièce. Parce qu’il est plus facile de garder son sang-froid dans les échanges intellectuels lorsque ce n’est pas de son humanité à soi qu’on veut débattre calmement. Parce qu’on se déchirait moins sur les héros de l’Histoire quand on n’imaginait pas que les descendants des vaincus allaient faire leur place à l’université auprès des héritiers des « civilisés ». Parce que c’était tellement plus gai de répéter des clichés en classe avant que les femmes, les personnes trans et non-binaires aient l’audace de lever la main et de s’imaginer comme des sujets producteurs de savoirs scientifiques. Parce que les réseaux sociaux ont aussi, malgré tout, mis fin au monopole de quelques journaux et postes de télévision sur le choix des acteurs sociaux les plus influents.
Il transparaît de tout ça une peur de perte de contrôle de ceux qui se considèrent aujourd’hui comme les gardiens de la parole publique « civilisée » face à ceux dont le statut de barbares irrecevables est toujours en négociation, et dont l’acceptation est encore conditionnelle à une amabilité sans limites.
A-t-on peur, donc, que la société se polarise, ou a-t-on peur de considérer des perspectives qui ne sont pas nouvelles, mais que l’on avait réussi jusque-là à ignorer, et de plonger dans les remises en question que cette inclusion suscite nécessairement ? Peut-on admettre que si la violence des propos est si forte dans l’espace virtuel, c’est qu’il se joue un peu des deux à la fois ?