La polarisation en ligne et ses lois
Dans les réseaux sociaux et autres plateformes en ligne où la prise de parole ne coûte presque rien, les propos excessifs s’invitent dans les conversations. Cela peut donner lieu à des invectives que la plupart des gens hésiteraient à prononcer dans une conversation en face à face. Les propos qui confortent les gens dans leurs croyances ou injurient ceux qui ont des idées qu’ils réprouvent attirent l’attention. Plusieurs plateformes en ligne sont configurées pour convertir cette attention en revenus d’entreprise. Sans actions concrètes visant les pratiques qui permettent de gagner de l’argent en organisant la circulation des propos extrêmes, il est inutile de tenter de courir après chacune des injures ou lubies éructées sur les réseaux sociaux pour y passer du correcteur ! La réglementation doit plutôt viser les processus qui récompensent la dissémination des propos extrêmes, non tenter de censurer à la pièce les lubies émanant des individus.
Le modèle d’affaires des réseaux sociaux consiste à transformer l’attention des gens en revenus pour l’entreprise. Par exemple, la teneur des fils de Twitter, de Facebook, d’Instagram ou de YouTube est en bonne partie déterminée par les préférences de l’individu telles qu’elles sont révélées par la compilation de ses faits et gestes. Les fils d’actualités de chacun des détenteurs de comptes de médias sociaux reflètent leurs prédilections. Ces prédilections sont calculées en observant les bribes d’information que l’on produit lorsqu’on agit en ligne et qui permettent d’inférer ce sur quoi nous portons attention.
Le calcul de l’attention de chacun des individus est à la base du marché de la publicité ciblée qui génère une bonne part des revenus des réseaux sociaux. Les plateformes sont configurées de façon à détecter automatiquement ce qui a toutes les chances de capter l’attention d’un individu. Contrairement à ce qu’enseigne la mythologie romantique de l’Internet des premières années, l’exploitation de l’attention des individus ne vise pas à leur procurer le « contrôle » sur ce qu’ils voient ou écoutent. L’exploitation attentionnelle permet plutôt de générer de la valeur en ciblant ce qui intéresse l’internaute. C’est un processus de création de valeur, non un processus d’information. C’est sur ces processus de création de valeur qu’il faut diriger les lois et non sur les informations qui circulent en ligne.
Il est vrai que les positions tranchées ont toujours existé. Mais elles récoltent un surcroît de valeur en raison des configurations techniques des plateformes en ligne. Les processus par lesquels les réseaux sociaux génèrent de la valeur peuvent mettre à mal les droits et la dignité des personnes. Dans l’univers en ligne de diffusion instantanée, la critique des faits et gestes des gens connus ou moins connus ne résulte pas toujours de processus d’analyse ou d’explication des faits. C’est souvent un ensemble plus ou moins prévisible de commentaires spontanés qui se contredisent et se polarisent. Des gens qui, sans vraiment savoir, jugent, évaluent, condamnent ou encensent. Tout cela contribue à mettre à risque la dignité des personnes qui agissent dans l’espace public. Par exemple, les configurations de certains réseaux sociaux exposent les individus à des propos grossiers, voire haineux, souvent diffusés sous le couvert de l’anonymat. Comme elles fonctionnent selon un modèle d’affaires qui repose sur la valorisation de l’attention, certaines plateformes peuvent être tentées de privilégier la dissémination de certains types de propos dès lors que ceux-ci génèrent beaucoup d’attention auprès des internautes.
La réglementation par défaut
Sur Internet, les normes qui régissent les interactions proviennent de sources multiples. Les normes émanant des lois des États se trouvent en concurrence avec celles qui découlent des configurations techniques et des pratiques commerciales des acteurs dominants du réseau. Lorsque les États choisissent de ne pas intervenir, ils laissent toute la place à ces acteurs dominants pour déterminer les règles du jeu.
Dans cet univers de polarisation et d’opinions extrêmes, les configurations techniques régissant le fonctionnement de tel réseau social ou telle plateforme de partage se trouvent à jouer le rôle d’une réglementation par défaut. Une réglementation fondée sur l’intérêt des plateformes à dégager des revenus par la valorisation de l’attention. Mais aussi une réglementation qui peut accentuer la polarisation entre les différentes « vérités » dont se réclament ceux et celles qui participent aux débats en ligne. Elle peut aussi exacerber les désaccords qui alimentent les commentaires informés ou non au sujet d’une personnalité connue ou d’une controverse.
Les sociétés démocratiques ne sont pas obligées de subir les effets pervers des réglementations imposées par les grandes plateformes. Les gouvernants ne peuvent à la fois déplorer les dérives résultant de la polarisation des points de vues et continuer de pratiquer un laisser-faire à l’égard des entreprises qui tirent profit de l’attention générée par les propos excessifs. Il faut des règles obligeant les entreprises à rendre compte du fonctionnement et des effets pervers de leurs processus.
Depuis le milieu du siècle dernier, on ne tolère pas que des objets complexes, comme les médicaments, soient mis en circulation sans que les autorités aient déployé des panoplies d’expertises afin de démontrer leur efficacité et leur innocuité. Il devrait en être de même pour les environnements connectés. Ce sont des objets complexes, et leur fonctionnement engendre des conséquences sur la vie des gens. Il est temps de mettre en place des mécanismes transparents et démocratiques pour expertiser les processus — souvent automatisés — qui déterminent la circulation des innombrables messages qui foisonnent dans les environnements connectés.
Dans nos sociétés pluralistes, la polarisation est peut-être un mal nécessaire, mais les pratiques des entreprises commerciales n’ont pas à la rendre insupportable.